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Virgile, encore et toujours


Par Richard Millet
2015 - 10


Pourquoi lire Virgile, en un temps où on ne sait presque de latin et où, contrairement à Gide ou Claudel, qui voyait en lui « le plus grand poète que la terre ait porté », on est devenu incapable de le goûter dans le texte avec l’impression que la voix des poètes du monde antique traverse la rumeur des siècles ? Le « mugissement des bœufs au temps du doux Virgile », dont parle un vers de Hugo, ne signale-t-il pas l’extraordinaire éloignement d’un temps où le mythologique était encore un vivant horizon ? Quant à ceux qui, au lycée, ont peiné sur les Bucoliques, les Géorgiques, l’Énéide, gardent en mémoire des vers remarquablement frappés qui appartiennent encore à ce qu’il reste de vraie culture, sans que cette poésie bucolique, didactique, épique, très savante, leur parle encore vraiment, au sein de la modernité poétique, les guerres étant pour la plupart sans héroïsme, l’agriculture industrielle, et la science segmentée dans des spécialisations infiniment complexes. Davantage : l’humanisme est sinon mort, du moins revu à la baisse par le politiquement correct et la sortie de la civilisation du livre…

Est-ce à dire que Virgile soit illisible, aujourd’hui ? Comment comprendre encore l’enthousiasme des lecteurs, au cours des siècles, depuis l’époque même de Virgile jusqu’à Claude Simon intitulant Les Géorgiques un de ses romans les plus importants, en passant par Dante, les poètes de la Renaissance, du classicisme français, Victor Hugo, etc., les traductions se succédant, avec des succès comme celle, en alexandrins, de l’abbé Delille, au XVIIIe siècle, celle, si étrange, de Pierre Klossowski, au XXe, Paul Veyne, et celles enfin du présent volume de la Pléiade, dues à Jeanne Dion, Philippe Heuzé et Alain Michel ? Au moins se rappelle-t-on encore certains passages, Enée fuyant Troie avec son père sur le dos, son arrivée en Italie, sa descente aux Enfers – le plus célèbre, et le plus beau, étant la mort de Didon, mise en musique par Purcell – , Berlioz tirant de Virgile son opéra, Les Troyens, l’Autrichien Hermann Broch écrivant un immense roman, La mort de Virgile, qui est une méditation sur le destin d’un écrivain mourant face à son œuvre et qui a inspiré une musique pour orchestre au compositeur Jean Barraqué – ce qui est une façon de lire Virgile en le plaçant dans la modernité, Virgile mourant ayant en outre demandé (comme plus tard Kafka) qu’on brûle son œuvre restée inachevée…
Et l’homme ? Il est né le 15 octobre 70 à Andes, près de Mantoue, dans un climat de guerres civiles (Marius, Sylla, Pompée, Crassus), sa mère accouchant en pleine nature, après avoir rêvé d’un rameau de laurier qui devient arbre. Son père est potier. Virgile fait ses études à Milan et à Rome. Cicéron vit encore. Lucrèce meurt. Au physique, Virgile est grand, avec l’air d’un paysan, et d’une santé fragile. Il rejoint à Naples le philosophe épicurien Siron. Il écrit, en trois ans, ses Bucoliques qui, tout en appartenant au genre de l’idylle, sont une pastorale des origines et portent la trace des troubles de son temps. Célèbre, Virgile peut présenter le poète Horace à Mécène. Les Géorgiques, écrites entre 37 et 30, parlent de l’agriculture contemporaine, selon les règles du genre didactique, mais contiennent des remarques destinées au prince autant qu’au paysan. Dans l’Énéide, écrite entre 30 et 19, il tente de réunir tout à la fois l’origine de la ville de Rome et celle de l’empereur Auguste. Les six premiers chants retraçant le périple d’Énée en Italie constituent une sorte d’Odyssée, tandis que les six chants suivants, où il est question des combats d’Énée en Italie et de la fondation de ce qui deviendra Rome, seraient une Iliade. 

En fait, cette œuvre n’a jamais cessé d’être lue. Il y a même eu des lectures chrétiennes de Virgile, mort à Brindes, le 21 septembre 19, seize ans avant la naissance du Christ, et inspirées par la 4e Bucolique, où il est mention d’une Vierge. L’humaniste Érasme voyait, lui, dans le mystérieux rameau d’or qui ouvre la porte de l’au-delà une figuration du Nouveau Testament. 

Nous le lisons, nous, comme un contemporain, c’est-à-dire dans la nudité du texte, nous abandonnant au texte français comme au latin, l’édition de la Pléiade nous les proposant en regard, et nous y trouvons un immense bonheur. 

Écoutons par exemple cette déploration sur Didon : 
« Malheureuse Didon, elle était donc vraie, la nouvelle qui m’était/ Venue : tu t’étais éteinte et par le fer avais suivi les dernières extrémités ?/ De ta mort, hélas, ai-je été la cause ? Par les astres, je le jure,/ Par les dieux d’en haut et s’il est quelque foi tout au fond de la terre,/ C’est contre mon gré, reine, que je me suis éloigné de ton rivage./ Mais les ordres des dieux qui me forcent à présent d’aller par les ombres,/ Par des lieux que l’abandon rend repoussants, et par la nuit profonde,/ Me poussèrent de tout leur pouvoir ; et je n’ai pas pu croire/ Que je te portais en partant cette douleur si grande. »

Comment n’être pas ému par l’absolue contemporanéité de la douleur amoureuse ? Comment n’en pas revenir encore et toujours à Virgile ?


 
 
Dante et Virgile par William Bouguereau, 1850, D.R
« De ta mort, hélas, ai-je été la cause ? Par les astres, je le jure. »
 
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