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Péguy, poète moderne


Par Richard MILLET
2014 - 09
Comme elle l’avait fait de son vivant, la figure de Péguy n’a cessé de changer, depuis qu’une balle l’a atteint dans le front, le 5 septembre 1914, à Villeroy, au début de la bataille de la Marne. Malgré la dimension radicale de ses écrits en prose, le régime de Vichy se l’était annexé, faisant de lui un nationaliste alors qu’il défendait un patriotisme mystique sur lequel s’appuiera De Gaulle. Une image dont il souffre encore, car on ne le lit guère, quoiqu’on le cite beaucoup.

Né à Orléans, en 1873, fils d’un menuisier et d’une rempailleuse de chaise, Péguy doit tout à ceux qu’il appellera les hussards noirs de l’école républicaine. Normalien, il entre dans l’arène intellectuelle en fondant Les cahiers de la quinzaine, une revue dont la boutique existe toujours, rue de la Sorbonne. La foi de son enfance l’abandonne : il devient socialiste avant de revenir au catholicisme, à partir de 1907, ce qui lui vaut bien des ennemis. Péguy est donc une figure contradictoire, chacun tirant à soi ce socialiste libertaire, chantre d’une France pluriséculaire et soucieuse de justice, dreyfusard également révolté par les massacres d’Arméniens par les Turcs, grand décrypteur des impostures de ce qu’on appellera le monde moderne, chrétien dissident qui n’hésite pas à se rendre à pied de Paris à la cathédrale de Chartres pour obtenir la guérison de son fils, Péguy échappe aux définitions. C’est en cela qu’il est actuel, ce « Mécontemporain », comme l’appelle Finkielkraut.

Alors, qu’était-il ? Un intellectuel ? Un polémiste ? Un essayiste littéraire ? Un philosophe ? Sans doute : il suffit de lire Notre jeunesse, De la cité socialiste, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, Clio, L’argent. C’est même par ces textes-là qu’il est particulièrement vivant. Mais le poète ? Voilà la part la plus mystérieuse, la plus méconnue de son œuvre, que cette nouvelle édition de la Pléiade remet heureusement en lumière.

Les écoliers de ma génération savaient pourtant par cœur ces vers, extraits de l’immense et ultime poème Ève (7000 alexandrins) : 

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle./ Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre./ Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre./ Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle. »

Un tel chant est aujourd’hui inaudible dans une Europe déchristianisée, déculturée, rongée par le confort matériel et le narcissisme. Si nul n’est plus disposé à mourir pour aucune cause, nous ne voulons pas savoir que nous sommes spirituellement morts. C’est ce que nous rappelle la poésie incantatoire de Péguy qui est une célébration de la vie, et non seulement de ce qui est visible (les châteaux de la Loire, la plaine de la Beauce, la cathédrale de Chartres), ou des figures de saints (comme dans ses grands « Mystères » et ses « Tapisseries » : Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Le mystère des saints Innocents, La tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, La tapisserie de Notre-Dame, Ève), mais encore l’invisible et le surnaturel : ainsi Le porche du mystère de la deuxième vertu, où, des trois vertus théologales ( foi, charité, espérance), c’est l’espérance chrétienne qui est célébrée.

Difficile, abstraite, lassante, cette poésie ? Mais non : comme la prose de Péguy, elle procède le plus souvent par sillons, répétitions, litanies, pas à pas, comme un homme qui marche en chantant derrière un cheval de labour ou un pèlerin qui récite la prière du cœur, dans un vocabulaire simple, aux images également simples mais émouvantes, semblable aux tapisseries médiévales, à l’art roman, Péguy n’hésitant pas à faire parler Dieu. Écoutons Jésus, dans Ève :

« Ô mère ensevelie hors du premier jardin,/ Vous n’avez plus connu ce climat de la grâce,/ Et la vasque et la source et la haute terrasse,/ Et le premier soleil sur le premier matin. »

Ou bien la Beauce présentée à la cathédrale de Chartres : 

« Étoile de la mer, voici la lourde nappe/ Et la profonde houle et l’océan des blés/ Et la mouvante écume et nos greniers comblés,/ Voici votre regard sur cette immense chape… »

Ou encore les douloureux quatrains du Cœur qui a tant battu :

« Ô cœur exténué/ Péri d’amour,/ Ô cœur de jour en jour/ Destitué »

Il faut entrer dans ce mouvement, abandonner ses repères, et (un peu comme pour les écrits politiques de Gibran) cheminer avec un autre souffle dans un type de textes qui, écrits il y a plus de cent ans, sont en fin de compte plus modernes que bien des écrits déclarés tels et qui ont souvent vieilli. Péguy, plus que jamais, nous parle avec la voix singulière de qui cherche la vérité et la trouve.


 
 
D.R.
« Ô cœur exténué/ Péri d’amour,/ Ô cœur de jour en jour/ Destitué »
 
BIBLIOGRAPHIE
Œuvres poétiques et dramatiques de Charles Péguy, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, 1888 p.
 
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