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Par Richard MILLET
2014 - 02
«En Nouvelle-Angleterre, l’été 1998 s’est distingué par une tiédeur, un ensoleillement délicieux, et au base-ball par un combat de titans entre un dieu du home run blanc et un dieu du home run café au lait. Mais en Amérique en général, ce fut l’été du marathon de la tartuferie?: le spectre du terrorisme, qui avait remplacé celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité du pays, laissait la place au spectre de la turlute?; un président des États-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de vingt et un ans folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique, son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif historiquement?: le vertige de l’indignation hypocrite.?»

Extraites de La tache, ces lignes ont trait à l’affaire Monica Lewinsky, laquelle faillit faire choir le président Clinton en 1998?; elles donnent aussi le ton de Philip Roth?: une ironie qui place sur le même plan l’individuel et l’historique, ce qu’il y a de grand dans l’individu et de banal chez les grands, tous participant à des degrés divers de ce formidable, et souvent insupportable, destin américain. Roth n’est donc pas seulement le critique amusé ou féroce de la bourgeoisie judéo-américaine dans laquelle il est né, à Newark, sur la Côte est, en 1933, mais aussi celui de l’Amérique tout entière. C’est d’ailleurs l’ambition de ce volume de la collection «?Quatro?» que de nous montrer comment Roth voit son pays à travers son histoire récente, interrogeant dans Pastorale américaine (1997) la contre-culture et de l’opposition à la guerre du Vietnam, dans les années 1960?; la Guerre froide et le MacCartysme dans les années 50 (J’ai épousé un communiste, 1998)?; et dans La tache (2000) le mécanisme du politiquement correct à travers le destin d’un vieux professeur d’université provinciale, injustement accusé de racisme – ces trois romans appartenant au cycle de Nathan Zuckerman, double fictionnel de l’auteur, lequel cycle compte neuf romans (dont le grinçant Exit le fantôme, 2007, qui ne figure hélas pas dans ce volume). Quant à Un complot contre l’Amérique (2004), il met en scènes les bouffées et fantasmes antisémites et fascisants dont les USA ont été la proie, dans les années 40, à travers le personnage de l’aviateur Charles Lindbergh qui ne cachait pas ses sympathies pour les Nazis. C’est peut-être moins convaincant de ces quatre romans, le meilleur étant, à mon avis, La Tache, dont Robert Benton tirera en 2004 un film (The human stain) remarquablement interprété par Anthony Hopkins et Nicole Kidman, mais qui est loin de valoir le livre. 

Invention américaine, le politiquement correct a donc remplacé l’anticommunisme et cohabite avec la peur du terrorisme?; et dans nombre de pays européens où l’on s’est empressé de plagier les États-Unis, avec un zèle excessif, il a pris une dimension juridique, devenant un appareil de répression qui renvoie l’individu à sa fragilité – à la solitude d’une liberté de plus en plus menacée car toujours plus restreinte ou destructrice d’illusions. Les illusions, leur destruction et leur remplacement par d’autres illusions sociales ou individuelles, jouent d’ailleurs un grand rôle dans ces romans, notamment Pastorale américaine et J’ai épousé un communiste?; quant au vieux professeur d’université Silk Coleman, de La tache, on peut le comparer à Pnine pour mesurer cette restriction des libertés qu’opère le politiquement correct?: le professeur mis en scène par Nabokov, en 1957, n’est menacé que par sa nostalgie du monde russe d’où la révolution d’Octobre l’a chassé?; cinquante ans plus tard, le monde universitaire américain est devenu le champ d’expérimentation du politiquement correct, des quotas ethniques, des gender studies, etc.

N’oublions pas que, dans ce qu’ils ont de plus vivant, les États-Unis sont une utopie perpétuelle. Avec une régularité remarquable, depuis plus de cinquante ans, Roth nous montre l’envers de ce rêve?; cela ne l’empêche pas d’être non moins régulièrement couronné par les prix les plus prestigieux, à l’exception du Nobel, sans doute trop politiquement correct pour un écrivain de cet acabit.


 
 
D.R.
N’oublions pas que, dans ce qu’ils ont de plus vivant, les États-Unis sont une utopie perpétuelle.
 
BIBLIOGRAPHIE
L’Amérique de Philip Roth, Gallimard, 2013, 1152 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166