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Le monde selon Pline l'Ancien


Par Richard MILLET
2014 - 01
Le 25 août 79, un homme s’effondre sur une plage de la baie de Naples, étouffé par les fumées du Vésuve entré en éruption, la veille, et qui détruira Herculanum et Pompéi. Cet homme, qui meurt à 56 ans, était Pline l’Ancien, commandant de la flotte romaine stationnée dans le proche port de Misène : il voulait secourir la population et voir l’éruption de plus près. Il avait toutes les raisons de s’y intéresser : il venait de remettre au futur empereur Titus les 1700 pages d’un monument de la littérature antique : l’Histoire naturelle, parvenue jusqu’à nous dans sa totalité. Pendant dix-sept siècles, l’ouvrage sera une référence pour les sciences naturelles, au sens le plus large, c’est-à-dire tout le savoir d’une époque. Une encyclopédie, si l’on veut, et le modèle de Buffon pour son Histoire naturelle, de Diderot et d’Alembert pour leur Encyclopédie raisonnée des sciences et des arts…
Pline est avant tout un compilateur. Il fait feu de tout bois, s’inspirant d’Aristote, de Théophraste, de Varron et de cent autres auteurs dont il donne les références, et d’autant plus habile à glisser le texte des autres dans le sien que les guillemets n’existaient pas encore. Il sera lui-même pillé par Aulu-Gelle, Elien, Isidore de Séville... Le savoir n’a jamais circulé autrement… Ce dont parle Pline ? De la géographie, de l’homme, du ciel, des animaux, des plantes, des remèdes qu’on tire des plantes ou des bêtes, des minéraux et de leurs multiples utilisations, des arts plastiques... Ces grandes divisions recouvrent plusieurs « livres », lesquels sont répartis en sections de formats divers, correspondant à des catégories plus précises mais en des associations parfois étonnantes ou des digressions inattendues. 
 
Ainsi, sa description de la côte libano-syrienne ne manque pas d’humour, pour nous : « Ceux qui opèrent des divisions plus subtiles prétendent que la Phénicie est encerclée par la Syrie, que celle-ci possède une côte maritime dont font partie l’Idumée et la Judée, et qu’ensuite seulement vient la Phénicie, puis à nouveau la Syrie… La nation phénicienne tire une grande gloire de l’invention de l’écriture et des arts astronomiques, navals et guerriers. » Voici comment il expose la théorie grecque de la division du monde en parallèles, établis par rapport aux astres et à la « courbure du monde » ; le deuxième parallèle « commence à l’Inde orientée vers le couchant ; il passe au milieu des Parthes, par Persépolis, par la partie de la Perse la plus proche, l’Arabie citérieure, la Judée, les habitants du mont Liban : il embrasse Babylone, l’Idumée, la Samarie, Hiérosolyma, Asv-calon, Jopé, Césarée, la Phénicie, Ptolémaïs, Sidon, Tyr, Bérytus, Botrys, Tripolis, Byblos, Antioche, Laodicée, Séleucie, la côte de Cilicie, etc. ».

On a reproché à Pline de tenir compte des « mirabilia », c’est-à-dire des choses relevant de l’irrationnel ou du légendaire, comme les enfantements prodigieux, les sphinx, les basilics, les phénix, les arbres plantés par Hercule, ou ce remède : « On guérit le rhume de cerveau en provoquant des éternuements avec une plume, et, à ce qu’on raconte, en déposant un baiser sur les naseaux d’une mule. » Mais ce qu’il dit de la fabrication de la pourpre et du papyrus et de la naissance de l’art, notamment de la peinture, reste particulièrement précieux, surtout quand c’est joliment exprimé, comme cette remarque sur cette femme de l’île grecque de Cos et qui a inventé la soie : « un procédé permettant de dénuder les femmes en usant de vêtements. »

Dès lors, comment lire Pline, aujourd’hui où la valeur scientifique de l’œuvre est obsolète ? Autant se demander pourquoi le lire, puisqu’il est impossible de le suivre comme Hérodote dans son Enquête ou comme on lit Thucydide, Tite-Live, ou encore les philosophes et les poètes auxquels Pline emprunte également. Lisons-le comme nous fréquentons Buffon : en grappillant çà et là, tout en nous émerveillant d’y trouver la représentation que se faisaient les Romains du monde connu dont Rome était le centre et dans lequel le rationalisme n’entrait pas toujours en conflit avec le merveilleux, au moins à l’échelle populaire. Quant à l’homme que fut Pline, sa préface nous le montre évoquant pour Titus la « camaraderie des camps militaires », ceux de Germanie, par exemple, tandis que son neveu et fils adoptif, Pline le Jeune, le décrit dans une lettre à Tacite comme lisant ou se faisant lire des livres sans interruption, selon un emploi du temps d’une rigueur sans faille. Tels seront, plus tard, Buffon et Littré, lequel a par ailleurs traduit Pline en qui on peut voir cette liberté que donne le désir de savoir, rappelle Stéphane Schmitt, nouveau traducteur et maître d’œuvre de cette remarquable édition dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».


 
 
D.R.
Pline est avant tout un compilateur. Il fait feu
 
BIBLIOGRAPHIE
Histoire naturelle de Pline l’Ancien, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2013, 2176 p.
 
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