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Modiano, biographe de ses fantômes


Par Richard MILLET
2013 - 06
Il y a deux manières d’envisager l’œuvre de Patrick Modiano, qui compte aujourd’hui une trentaine de romans, récits, scénarios (dont l’extraordinaire Lacombe Lucien, tourné par Louis Malle) : ou bien, disent les mauvaises langues, comme l’infinie réécriture du même livre ; ou bien, et c’est plus juste, comme une variation musicale sur le thème de l’identité incertaine et de la jeunesse perdue, pour parodier un de ses titres récents, Dans le café de la jeunesse perdue, repris dans ce volume qui rassemble dix « romans » précédés d’une préface de l’auteur et d’un précieux cahier iconographique.

Des romans ? Qu’est-ce qu’un roman, semble se demander sans cesse l’auteur de Villa triste qui ouvre ce volume qui se poursuit par le très autobiographique Livret de famille, incluant aussi Un pedigree qui est, lui, une autobiographie si dégraissée qu’on a l’impression de lire une sorte de déposition ? Répondons que pour Modiano, né en 1945 à Boulogne-Billancourt, d’une mère belge, comédienne, et d’un père français d’origine juive (encore que ce dernier ne semble s’être pas soucié de cette identité-là) aux activités indéfinissables, notamment sous l’occupation allemande où il fréquentait un monde interlope, le romanesque se joue entre le passé trouble du père, et les années 60, où le jeune garçon, qui a perdu très tôt son frère Rudy, vit dans une sorte d’abandon et de douloureuse solitude qui expliquent en grande partie son recours à une forme d’écriture monocorde et quasi obsessionnelle : elle déploie un monde fait de personnages déclassés, aux noms étranges (Jean Koromindé, Papou Badrawi, George Woheu, Renté Meinthe, Stioppa de Djagoriew, Henri Seroka, Alexandre Scouffi, Guy de Vere), à l’identité souvent douteuse, aux activités qui ne le sont pas moins ; et aussi de « braves garçons » solitaires, errants, soucieux de littérature, entourés de femmes mystérieuses – les uns et les autres pouvant passer pour des sortes de fantômes hantant une époque révolue, et d’où surnagent des numéros de téléphone, des noms de rues, des « quartiers perdus » (autre titre de Modiano), ces personnages finissant par se confondre les uns avec les autres, quelques-uns se détachant néanmoins pour nous hanter durablement, la plus tragique étant Dora Bruder, disparue dans une rafle, en 1942, la plus troublante l’Yvonne de Villa triste, pour ne pas parler des narrateurs eux-mêmes, doubles monomaniaques et scrupuleux de l’auteur dont les romans sont des tentatives pour dire celui qu’il fut – donc ce qu’il est, aujourd’hui, l’ensemble composant sans doute un seul et même livre, longue pièce de soie que le vent du souvenir remue entre les crépuscules et dont les reflets définissent le caractère tout à la fois éclatant et moiré, précis et nuageux des visages enfuis. C’est pourquoi, devant l’inévitable arbitraire du choix, si l’on regrette que ne figurent dans ce volume des livres comme De si braves garçons, Une jeunesse, Quartier perdu, Des inconnues, La Petite Bijou…, il faut en quelque sorte les lire dans l’écho muet et obsédant qu’ils entretiennent avec les livres ici présents.

Et c’est bien cette qualité de hantise qui rend l’univers de Modiano d’emblée reconnaissable et attachant, un peu comme celui de Simenon, dont le rapprochent le goût des personnages en rupture sociale et une écriture minimaliste qui sait que l’objectif majeur du romancier est de nous faire sentir ce que le temps fait des êtres, des lieux et des choses.

Au-delà de la problématique autobiographique, ces livres aux phrases brèves, parfois trébuchantes, sinon maladroites, qui miment le quasi-bégaiement de l’auteur (lequel reconnaît dans sa préface qu’il aurait aimé être un « pur musicien », comme Nerval ou Rilke), ces livres nous tendent un miroir où nous scrutons à notre tour notre propre passé, le vestiaire de notre enfance, notre jeunesse perdue, nos fantômes, nos inconnues, nos accidents nocturnes, les fleurs de nos ruines, comme si le romanesque, aujourd’hui, c’était cela : l’indécision tremblée entre le réel et ce double irremplaçable qu’en propose l’écriture.


 
 
© Nicolas Hidiroglou, 2007
C'est un monde fait de « braves garçons » solitaires, errants, soucieux de littérature, entourés de femmes mystérieuses.
 
BIBLIOGRAPHIE
Romans de Patrick Modiano, Gallimard, collection Quarto, 1088 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166