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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier
L’homme n’est pas celui qui peine à la sueur de son front, ni celui qui capitalise les biens, mais celui qui ne dévore ni n’asservit son frère, Vendredi.

Par Gérard BEJJANI
2016 - 05
Je n’en puis plus.

Soleil, toi que je viens voir en dernier recours, rends-moi semblable à Vendredi. Délivre-moi de la douleur. 

Vendredi est mon espérance, comme il est le rêve de Robinson. Tout le roman tend vers ce vœu?: ressembler à l’Indien «?mâtiné de nègre?», «?choisi au plus bas degré de l’échelle humaine?». Le mythe de Crusoé, réécrit par Tournier, retrace l’histoire d’une métamorphose?: le personnage de Defoe cède la place au comparse, il suit un parcours initiatique à rebours qui le conduit, en douze chapitres, vers l’innocence, «?le dimanche des enfants?», peut-être le bonheur.

La première condition nécessite le retour à la nature primordiale. Robinson se réconcilie avec les vertus secrètes des quatre éléments?: d’abord l’eau d’où il émerge après le naufrage de La Virginie, ensuite le sol qu’il creuse de son sexe et dans lequel il s’épanche avec «?une immense pitié pour toutes choses créées?». Il embrasse le corps tellurique de Speranza comme on couche avec une femme et sa semence donne naissance aux mandragores. Puis, mû par la harpe éolienne, il se hisse parmi les branches d’un araucaria et s’élève dans l’air, toutes voiles dehors, tel un «?grand navire ancré dans l’humus?». Mais l’adoubement ne se réalise pleinement que par l’ignition qui l’assimile à la flèche dardée du soleil et le laisse, en saint Sébastien, «?l’épée trempée dans (la) flamme?». Robinson réussit tous les rites d’intégration à l’harmonie cosmique et reçoit l’ovation de la forêt tropicale, il devient lui-même élémentaire.

Il lui reste à vaincre sa solitude. Qui est le gage non seulement du rescapé au milieu du Pacifique, mais de l’Européen dans l’anonymat des villes, sans attaches, sans famille, sans solidarité. «?Je suis défiguré?», s’affole Robinson quand, «?abîmé de tristesse?», il ne se reconnaît plus dans le miroir éteint. Il sombre dans l’inexistence à cause de l’absence d’autrui?: «?Quelqu’un, grands dieux, quelqu’un?!?». Être seul équivaut à ne plus être. Il faudra la présence du chien pour le ranimer, pour lui rendre la plus douce de nos facultés, le sourire. Les yeux de Tenn rappellent à son maître qu’il a un visage à reconquérir, une splendeur oubliée. La soif de l’humain s’apaise ensuite grâce à Vendredi, et surtout, au log-book dans lequel Robinson note comment il apprivoise son isolement en le rendant presque séduisant, héroïque.
La transformation se fait aussi au niveau psychique à travers la métaphore de l’alchimie. Elle passe par les trois étapes du processus qui aboutit au Grand Œuvre, autrement dit à la découverte de soi. Tout commence par le nigredo ou la plongée dans la materia prima, la dissolution dans la fange et la souille. Puis arrive la phase de l’albedo ou de la nuit lactée qui purifie Robinson et le déleste de ses humeurs épaisses. Il peut maintenant atteindre le rubedo ou l’œuvre au rouge, liée à son éveil en plein soleil. Il convertit la boue en un grand oiseau d’or, symbole de la conjonction des contraires, de l’immédiateté intuitive avec la connaissance rationnelle, de l’Anglais méthodique avec l’Araucanien prodigue et rieur. 

Hélios est désormais l’unique dieu auquel il aspire. Robinson change de religion?: il quitte son puritanisme, son origine de quaker pour revenir au culte païen. Tel un ermite, voire un stylite, il s’immobilise «?debout sur une colonne de soleil?» et se livre à une contemplation mystique, à une héliophanie qui échappe à la rigueur impitoyable des églises, crispée dans un sérieux néfaste, responsable des frustrations et du racisme. Robinson se libère de son éducation d’York?: le «?pieux, avare et pur?» qui, au nom de Dieu, doit travailler avec pénitence pour racheter sa chute, économiser en s’interdisant de consommer la première récolte, thésauriser pour le Royaume du Ciel. Il ose ôter son habit monacal pour se mettre à nu et, se résignant à ne plus administrer l’île, à ne plus la domestiquer selon les principes du colonisateur, il regagne sa dimension verticale, celle de l’arbre et de la transcendance. L’homme n’est pas celui qui peine à la sueur de son front, ni celui qui capitalise les biens, mais celui qui ne dévore ni n’asservit son frère, Vendredi.

Alors seulement se concrétise la mutation essentielle. Que Vendredi, que ses «?boucles ardentes?» nous sauvent de la «?gravité?», de cette mélancolie qui, comme l’écrit Nietzsche, est la marque de l’Hyperboréen?! Que se fasse léger tout ce qui est pesant, que l’apollinien en nous se jette à la mer et que Dionysos prenne la place du Crucifié?! Robinson apprend enfin à aimer son corps, à s’aimer lui-même, il retrouve le goût du jeu, de l’acte gratuit, du présent perpétuel, «?sans passé ni avenir?», du vouloir-être originel qu’incarnent le mieux l’enfant et le sauvage en Vendredi.

Ma douleur s’efface chaque matin au lever du soleil, au déploiement de ses rayons. Au moment de «?l’acceptation des dons immédiats de ce jour, sans calcul, sans gratitude, sans peur?». Cela a-t-il un nom, cet élan de la jeunesse taillé tout entier pour le rire, pour la joie??

Oui, cela s’appelle la grâce. Ou le chant du monde. La grâce de vivre.


 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166