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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Demian de Hermann Hesse


Par Gérard BEJJANI
2016 - 01
À quoi cela sert-il de faire le chemin seul si le monde autour de moi demeure en dehors du chemin ? Ne pas se le demander, dire je tout simplement. Emprunter la voie, avancer en tâtonnant, et peut-être, parvenir à soi-même. 

La route d’Émile Sinclair, pseudonyme sous lequel Hesse signe son récit, commence à l’âge de dix ans. Il grandit selon une éducation luthérienne qui repose sur une limite opaque entre deux principes, le pur et l’impur, l’ordre et le chaos. Un jour Émile ose s’aventurer dans la zone défendue, il va jusqu’à s’inventer une histoire de brigands en se vantant d’avoir dérobé, de nuit, des reinettes dans un jardin. Le résultat en est invariablement la chute de l’Éden. Or la faute du garçon n’est pas tant son mensonge ni même son contact avec l’autre monde que le sentiment de supériorité à l’égard de son père, qui reste dans l’ignorance et le réprimande à cause de ses souliers mouillés au lieu de percevoir le délit véritable. Pareil à Prométhée qui veut savoir plus que Zeus, à Lucifer qui s’enorgueillit, Émile s’exclut lui-même du cercle pieux de sa famille, « la grâce était sur eux », pas sur lui. Il s’agit désormais de concilier avec cette nouvelle donnée : la part obscure existe et elle réside en moi aussi ! Impossible de la supprimer une fois qu’on s’est mis à penser.

Demian, qui apparaît à ce moment charnière de la vie de Sinclair, se chargera de la lui révéler, et d’abord, en l’affranchissant de la peur, qui vient généralement de ce qu’on autorise autrui à « exercer un certain pouvoir sur soi ». Il lui montre ensuite que des deux larrons sur le Golgotha le repenti pleurnichard est indigne de confiance alors que le blasphémateur fait preuve de caractère. Sinclair découvre en sursautant que le mal n’est donc pas nécessairement là où l’on croit, qu’il ne s’oppose pas aussi nettement au bien. Avec Demian, tout est exaltation, audace, mais en même temps, interrogation, inquiétude : « Il faut toujours questionner, toujours douter. » 
Le charisme de Demian, qui vole d’ailleurs le titre au narrateur, tient à sa faculté de voir ce que les autres ne voient pas, à ce troisième œil qui transperce, démasque la vérité profonde par-delà les apparences. Assis en classe devant, puis à côté de Sinclair, il reconnaît en lui le signe de Caïn, autrement dit la marque distinctive qui le voue à la destinée périlleuse et palpitante de la différence. Tellement risquée parfois que la plupart d’entre nous « renoncent si volontiers au vol et préfèrent cheminer sur le trottoir, en obéissant sagement à la loi ».

Habité par cet étranger « de pierre, animal, beau et froid », Sinclair se surprend, alors qu’il dessinait le visage de sa Béatrice chérie, rencontrée dans un parc, en train de tracer une autre image, une réminiscence : la figure de Demian. Lentement, inéluctablement, son pinceau a glissé vers le garçon, le féminin se confond avec le masculin, le désir indéterminé de l’adolescent craint encore de se fixer sur l’un ou l’autre des deux sexes. Car on ne peut se décider sans perdre sa part d’enfant, sans s’emprisonner dans l’âge adulte et univoque. L’icône peinte et fantasmée ressemble, par sa circularité et sa bipolarité, à un mandala qui contient la totalité de l’univers, la double mélodie, le son et le contre-son, le sombre et le lumineux. Le geste artistique rallie les contraires et l’imagination formelle du dessinateur permet de recréer, « sans modèle », la matrice, la fraîcheur natale à laquelle aspire le rêveur. 

Sinclair peut maintenant traverser le seuil qui se trouve au bout de son parcours. Il se rend chez la mère Demian, une Ève sans ride, qui porte elle aussi le signe sur son large front royal. Il pense avoir atteint son but et elle le corrige aussitôt : « Jamais on n’arrive à la maison, mais, là où des chemins se rencontrent, on a l’impression passagère que le monde entier est transformé en patrie. » On se console d’intégrer enfin le bund où se retrouvent tous ceux qui, sans rompre avec la solitude, adhèrent à l’invisible, les éveillés qui recherchent l’Orient, la terre promise, la merveille des âmes, le partout et le nulle part, l’unification de tous les temps. La maison renvoie aussi au royaume des mères qui se reconnaît du plus loin que l’on se souvienne ou que l’on revienne. Ève incarne l’archétype de l’animée, de la vivante éternellement jeune dont on est heureux de boire la voix et de respirer la présence, comme si on retournait à l’origine de toute chose, puisque toute création naît d’un centre, tout chemin passe tout près du sien. Métaphore du cénacle des éclairés ou du sein maternel, la maison représente surtout la retraite intérieure. Sinclair quitte le nid de ses parents pour s’envoler, à l’instar de l’oiseau de ses rêves qu’il voit se dégager de l’œuf, et accomplir sa propre destinée, non une destinée quelconque. Pétrie de boue et d’étoiles, indivise, comme la consanguinité du débauché et du mystique, du divin et du démoniaque, de l’écrivain et du lecteur, eux aussi confondus sur la mer dans laquelle on descend, tout au fond de soi-même, la seule mer riche en joies.


 
 
D.R.
« Il faut toujours questionner, toujours douter. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166