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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Gérard BEJJANI
2015 - 10
Depuis qu’elle est partie, aux premières pâleurs d’octobre, je me suis fait la même promesse. Sans originalité, sans fierté, sans talent. Presque par imitation. Celle de déposer le monde «?aux pieds de ma mère, heureux, juste, digne d’elle?».

Pour toutes les fois où on l’a trahie, où on l’a manquée. 

Le récit de Gary s’ouvre sur l’un de ces moments d’infidélité. La scène est d’une telle puissance qu’elle nous remue encore. Voici la mère qui descend du taxi et qui entre, avec ses accessoires théâtraux, une canne à la main et une gauloise aux lèvres, dans l’univers viril du fils, l’Armée de l’Air. Voici qu’elle lui ouvre ses bras d’amour pour qu’il s’y jette. Et lui, gêné, se dépêche de la saluer nonchalamment, de la repousser dans les coulisses pour se dérober aux moqueries de ses camarades. Elle se retourne, désemparée, humiliée, et lui murmure en tremblant?: «?Alors, tu as honte de ta vieille mère???» Mon dieu, que ce «?tu?» est intolérable?! Il s’adresse non seulement au fils, mais à tout lecteur qui, au moins une fois, a renié sa mère. Plus terrible que le regret est la conscience de notre lâcheté, de notre démission et, avec Romain, nous laissons tomber tous les masques de vanité pour revenir à la source, la prendre dans nos bras, longtemps, aussi longtemps, aussi profondément que son amour qui, lui, ne connaît pas la honte. 

L’auteur met ainsi en exergue non pas le drame de sa naissance, comme dans une autobiographie classique, mais de sa reconnaissance. L’écriture se conçoit dans cette tentative de réparer l’oubli, les négligences, les diversions de celui qui ne sait pas que sa mère est mortelle. Il s’agit de réinventer le passé pour se racheter, assumer notre dépendance filiale, notre appel à la tendresse, quels que soient notre âge, notre réputation d’homme.

Les occasions se suivent et se ressemblent. Un jour qu’elle attable son prince devant le bifteck de midi, gagné à la sueur de ses ménages, et qu’elle le regarde manger sans y toucher elle-même, «?avec cet air apaisé des chiennes qui allaitent leurs petits?», il découvre avec horreur la vérité. En allant à la cuisine, il la surprend en train d’essuyer, avec des morceaux de pain, le fond graisseux de la poêle avant de la cacher précipitamment sous la serviette. Le sacrifice maternel a quelque chose de plus total, de plus absolu que la cène qui doit sauver le monde. Mais en même temps le geste semble réintroduire le fils à travers son prolongement, le bifteck, dans le giron, s’en nourrir encore. Le choc est violent?: Romain ne pardonne pas à Mina de le pouponner, de l’infantiliser, de l’empêcher de grandir. Plus elle l’enfouit sous la serviette et plus il ressent le besoin de s’enfuir, mais dans ses échappées, il cherchera toujours à lui rendre justice, à retourner à la maison, à revenir «?gueuler sur (sa) tombe comme un chien abandonné?». Après chaque épreuve le jeune garçon se réfugie dans le silence, dans la niche qui reproduit la matrice et préfigure d’une certaine manière la chambre marginale de l’écrivain qu’il sera un jour. Sa vocation naît dans la révolte, dans la rêverie du contre qui veut à la fois se libérer du royaume de la mère et y demeurer. Enveloppé, asphyxié par une forte dose d’amour, dévirilisé par cette éternelle canne à la main, au lieu de hurler, Romain écrira des livres.

Lauréat du Goncourt, diplomate décoré, Chargé d’Affaires, il ne l’aura été que pour Mina. «?Tu seras un héros, tu seras général, ambassadeur de France, c’est ta mère qui te le dit?», lui répète-t-elle sans se fatiguer. Le futur simple a valeur de prophétie, de verbe messianique?: Gary devient l’incarnation du projet de la mère, à la fois destinateur et destinataire de sa vie et de son œuvre. À force de lutter contre l’absence du père, seule contre l’adversité, à force de sublimer l’échec par une laborieuse fabulation autour du fils, elle réussit à faire de lui le produit de ses fantasmes. Romain Kacew s’égare dans le jeu des lignées, des identités, des voies pour correspondre à ses attentes. Sous les pseudonymes de François Mermont, de Lucien Brûlard, l’adolescent tente de se faire éditer, puis l’adulte rejoint l’école de l’air, combat en Afrique, gagne sa place de diplomate, de Consul Général rien que pour la satisfaire. Le désir de la génitrice dépasse toute mesure, il va jusqu’à exiger une bataille, du sang pour elle?: «?La prochaine fois qu’on insulte ta mère devant toi, je veux qu’on te ramène à la maison sur des brancards. Tu comprends???» Toute parole d’elle s’assimile à un ordre divin, toute prémonition à une condamnation, un anathème parce que ce que Romain aurait souhaité, ce que tout enfant souhaite, c’est d’être reconnu pour ce qu’il est, un homme comme les autres, ordinaire mais unique aux yeux de sa mère. 

Il n’est d’Œdipe sans gloire certes, mais il n’est d’Œdipe non plus sans châtiment, sans «?morsure profonde, comme une absence de quelqu’un?». Le cordon ombilical est si tenace que, trois ans après la mort de Mina, Gary continue de recevoir ses lettres de courage, de persévérance, deux cent cinquante lettres qu’elle avait confié à une amie pendant sa lente agonie. Aucune femme, aucun art ne combleront jamais le manque primordial. Tout le reste n’est que mirages quand on se connaît «?en vrais diamants?». Quand on s’est tellement miré dans ces prunelles où il fait si bon vivre qu’on n’a «?jamais su où aller depuis?». Faut-il alors se crever les yeux, capituler comme le père, mettre fin à ses jours?? Ou, au contraire, rendre hommage à la morte en réalisant son vœu le plus cher?: nous voir goûter au soleil et au sel de la mer, nous réveiller dans le vent, lever son visage à la lumière comme pour plaire encore à quelqu’un. Être debout. Être vivant.

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166