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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Une histoire sans nom de Barbey d’Aurevilly


Par Gérard BEJJANI
2014 - 08
ue je me souvienne un peu de lui. De son vivant. De l’époque où j’ignorais encore qu’il était l’assise cohérente et unique du moi dans le monde.

Le père n’est plus.

Et depuis qu’il est parti, le mythe se désagrège, il se dissout dans une histoire sans nom.

Sans nom est la bourgade du Forez qui, privée du mâle, ressemble à un entonnoir où l’air se raréfie. La nuit avance et entre lentement, « vague par vague, plus profonde de minute en minute », dans la crypte austère du XIIIe siècle, où une population de dévotes assiste aux vêpres. La chapelle préfigure le corps-calice de ces femmes, plus abandonnées et plus frustrées que jamais, en ces temps de Carême où l’on voile sous les draperies jusqu’aux statues des saints. Heureusement, une voix d’homme, tonnante et envoûtante, plane au-dessus des têtes et des lèvres. C’est celle du père Riculf, ou de son anagramme, Lucifer, qui allait faire son nid dans une des meilleures maisons du village.

Sans nom est alors la fable qui commence véritablement quand le convive séjourne à l’Hôtel de Ferjol. De lui s’exhibent en premier sa main, « d’un galbe superbe », et, par analogie symétrique, ses pieds parfaitement sculptés. Il introduit dans une demeure sans homme, une carrure impressionnante, les prestiges sacrés du phallus. Le drame se joue d’ailleurs sur le grandiose escalier, d’une telle largeur que quatorze cavaliers y pouvaient « tenir et monter de front ses cent marches ». C’est ici que la petite Lasthénie, amorphe et mélancolique, reste figée dans la stupeur de ses rêves. C’est ici que se corporifie son ange exterminateur. Mais la scène choque si affreusement la bienséance que le récit en fait l’ellipse. Tout ce que l’on apprend, c’est que le lendemain, telle une « hirondelle de Carême », le capucin disparaît, et que, quelques jours plus tard, Lasthénie, plus pâle que les fantômes autour d’elle, porte son enfant. Elle est grosse et déshonorée sans savoir ni par qui ni où ni comment. Madame de Ferjol, plus dure que le « fer », l’enferme dans sa « geôle » pour la soustraire à l’opprobre. Là, elle lui inflige la question pour tirer de son ventre le secret, le secret et la jouissance dont elle, la mère, a été exclue. Aussi invraisemblable que cela paraisse, la fille s’atteste qu’elle ne comprend rien au fœtus dont elle subit en elle l’inexorable germination. « Réponds-moi tout de suite, avec qui ?... avec qui ? », martèle Madame de Ferjol, comme le bourreau, l’aruspice opérant ses bêtes. L’inquisition sadique évolue à bas bruit, au forceps, elle suit les étapes d’une maïeutique, de la fécondation à l’aveu impensable. Lasthénie aurait reçu le glaive suave au milieu du raide escalier pendant une de ces crises de somnambulisme dans lesquelles se réfugient les âmes torturées.

Sans nom est surtout l’insatiable haine cannibale de la mère. Plus jalouse que honteuse, elle trame une issue terrible. Forte de cette montagne qui, comme l’écrit Bachelard, « réalise le cosmos de l’écrasement », elle exerce une telle violence sur sa fille qu’elle réussit à lui étouffer son enfant dans une des layettes qu’elle a cousues, à le renvoyer dans les limbes, et pire, à l’enterrer de ses mains de bronze en présence du ciel constellé. Il ne restera plus à Lasthénie qu’à s’enfoncer, en rejouant presque la scène du viol, dix-huit épingles dans le cœur.

Il n’y a pas de nom aux histoires cruelles que le narrateur aurevillien aime à nous servir autour d’un repas. « Malheur à celui qui se scandalise », prêche Barbey, et non à celui par qui le scandale arrive. Le sacrilège n’est plus l’affaire de celui qui en est le sujet, mais du moraliste qui s’étonne de ce qu’il puisse exister, comme si lui-même ne devait en être jamais le porteur. Car laquelle d’entre ces femmes du bourg, sans époux, sans amant, sans père, n’a pas espéré le ravissement indicible ? Avec un étranger, « appartenant à quelque Ordre lointain », qui passerait sur elle comme un incube ailé dans un songe d’hiver ! Lequel de ces prêtres n’a pas désiré, lui aussi, s’abattre sur une nymphe pendant son sommeil, la conscience blanche devant elle, mais non devant Dieu ? Que d’intrigues sans nom couvent dans notre inconscient, inconcevables, irrecevables, que seule l’audace d’un radiesthésiste réfractaire comme Barbey, ose extraire au grand jour pour dénoncer le puritanisme, « qui s’appelle jansénisme chez nous », écrit-il à son ami Trebutien. L’innommable renvoie toujours d’une manière ou d’une autre à une histoire de sexe masqué par de fausses pudeurs, à un phallus censuré, tranché comme la main de Riculf à la fin du roman. L’innommable, c’est toujours le désir, le ça, la folle giclée d’énergie libidinale.

Sans nom est enfin cette société hypocrite qui sévit au lendemain de la Révolution. Car le nom qui manque, c’est, comme dirait Jacques Lacan, celui du Père, du baron de Ferjol ou du géniteur introuvable. La paternité est perçue comme une réalité défective depuis qu’on a exécuté le Roi de France. D’un même geste, on a refusé le monarque et Dieu le Père, pour danser une bacchanale imbécile qu’on a cru être l’ivresse de la liberté. L’idéologie passéiste de Barbey proclame l’ordre, l’homogénéité absolue des valeurs, et toute son œuvre vise à restituer la tête de l’aïeul guillotiné.

Cependant tout se passe aussi comme si le patriarche devait mourir pour que Barbey puisse écrire des histoires orphelines. « Raconter, c’est toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la loi », affirme Barthes. Face à un monde sans foi, sans nom, il n’est d’autre solution que de se vouloir ce père écrivain qui, comme le capucin repenti, comble le blanc laissé dans le ventre, par le plein, la semence pleine de l’écriture. D’une écriture toute en girandoles, en vibrances, qui ne finira jamais de désaltérer l’humanité, vidée de ses origines et tournée vers le Grand Germe, vers le Connétable des Lettres.



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Portrait par Émile Lévy, 1881
« Réponds-moi tout de suite, avec qui ?... avec qui ? »
 
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