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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La confession impudique de Junichiro Tanizaki


Par Gérard BEJJANI
2014 - 06
Me voici las des chairs tristes et des pages ordinaires. 
Ici le mot est sans limite.
Ici la clé ouvre sur des songes flottants et des tabi parfumés. 

Kagi ou La clef, jugée «?pornographique et immorale?» à sa parution en 1956, ressemble à un ukiyo-e aux émanations impudiques, où les peaux se mêlent à l’ombre des tatouages. Quand Tanizaki Junichiro, alors en pleine gloire, écrit ce roman, il entend goûter encore, à l’âge de soixante-dix ans, aux orties de l’amour. Cédant la parole à un professeur d’université, qui reste d’ailleurs «?le maître?» sans nom, il exprime et exsude toutes les perversions d’un homme au seuil de la mort.

Il partage d’ailleurs avec son épouse cette confession indécente, dans une structure entrelacée à deux voix?: lui et elle tiennent chacun son journal intime pendant cinq mois et demi, notant «?des choses?» qu’ils n’osent pas se dire dans des «?conversations d’alcôves directes?». Chacun fait semblant, sur le mode de la prétérition la plus subtile, de dissimuler à son partenaire ce qu’en réalité il brûle de lui révéler?: «?si nous nous donnons mutuellement l’air de ne rien savoir, je crois que c’est un motif suffisant pour continuer?», explique Iku-Ko. Continuer quoi?? À se raconter ou à se désirer. À moins que l’écriture ne soit justement le seul acte érotique viable. Le récit, qui commence un premier janvier, inaugure une ère où se condensent les histoires obscènes, où vont et viennent les incubes et les succubes qui s’amusent à décoller le ruban du journal, à en «?mesurer l’épaisseur?» ou la «?trace élargie?», autant de métaphores d’une sexualité déviante et sublimée. Le phallus palpite à nouveau et les seins se gonflent en jouant à cache-cache, se fuyant pour mieux se surprendre à travers des photographies lubriques, glissées entre les pages.

Mais les jeux interdits atteignent véritablement leur fureur au moment où l’intrigue se noue autour d’une tierce personne, le rival mimétique sans qui la volupté serait impossible. À quel diapason parviendra-t-elle alors si «?le médiateur?», comme le nomme René Girard, se trouve être, de surcroît, le futur gendre de la maison?? Le rituel se met en place à une cadence infaillible, presque copulative?: chaque soir, Iku-Ko, «?dont l’ardeur est maladivement inépuisable?», se laisse enivrer avec du Courvoisier puis tombe dans la salle de bains où elle coule sous le plaisir, et de nuit en nuit, avec la régularité d’un métronome somnambule, elle s’en va rejoindre son amant dans le jardin. Elle sait qu’en se servant de ce «?stimulant qui s’appelle Kimura?», elle éveillera la libido de son mari et que «?par là il trouverait son bonheur?». Il le reconnaît lui-même?: «?C’est quand je suis jaloux que je me sens le plus porté par la passion. La jalousie m’est nécessaire, elle m’est agréable?». C’est à ce prix seulement qu’elle fera perdurer le désir au-delà de la «?satiété conjugale?», se livrant aux mains flasques de l’époux après s’être abandonnée à la verge juvénile de Kimura, trouvant «?plaisir à goûter les différences entre les deux?». Car il faut bien que l’impuissance du premier soit compensée par la performance de l’autre devant un «?organe tel qu’il en existe peu parmi les femmes?». Située dans un entre-deux, Iku-Ko étale son corps à qui veut bien la prendre, mais sommeille-t-elle ou feint-elle de dormir?? se demande son époux importun, qui s’enflamme davantage. L’érotisme le plus fou est «?là où le vêtement bâille?», commente Roland Barthes, dans l’entrecroisement.

Voici pourquoi le désir ne peut être que triangulaire pour Tanizaki qui avait «?offert?» son épouse à son ami, se chargeant même de publier leurs bans de mariage dans la presse. Indifférence, altruisme ou perversion?? Peu importe, à condition que le trinôme puisse nourrir son inspiration d’une semence dangereusement puissante. Écrire, c’est réactiver les pulsions éteintes. Écrire, c’est voir, c’est toucher encore et toujours le fruit défendu. Le journal cherche ainsi à rattraper des siècles de convenance où l’on s’interdisait de parler de ses fantasmes, et a fortiori, de les vivre, s’en tenant à la «?méthode classique?». Le métatexte se confirme?: derrière la main qui s’essaie à une paraphilie ingénieuse, c’est aussi la plume qui transgresse la bienséance et adopte une nouvelle forme romanesque. Le temps du récit univoque et linéaire n’est plus, ni celui de la stricte éducation confucianiste, même si Iku-Ko se justifie encore?: «?il est de mon devoir de femme loyale de lui permettre de me dévêtir sans que je le sache?». Elle autorise son époux à «?lécher ses doigts de pieds?», à l’embrasser «?sous les aisselles?», dans la «?partie inférieure des cuisses », à faire «?toutes sortes de choses?» qu’il a honte d’écrire, avoue-t-il en les écrivant quand même. Il suffit de laisser tomber ses lunettes sur la chair lascive pour que l’instinct l’emporte sur l’intellect. Et surtout, d’éteindre «?la lampe fluorescente?» pour exclure les yeux indiscrets et plonger dans la nuit de tous les possibles. Jusqu’à ce que mort s’ensuive puisque le maître succombe aux manœuvres sadiques de l’épouse qui l’excite «?sans lui donner le temps de respirer?». L’algolagnie conduit à l’homicide sans autre témoin que l’instrument du crime, le journal impudique.

Pourtant, derrière les rideaux scéniques, une ombre se tient. Audacieuse, l’onnagata hésite entre rêve et réalité, entre une timidité atavique et une licence sans frein. Le lecteur, pôle mimétique ultime à travers lequel circule le désir, transporte le pollen d’un diariste à l’autre. Et, momentanément enhardi comme eux, voyeur consentant, il s’impatiente, trépigne et attend son tour pour humer le démon de minuit qui n’a pas encore fini de le hanter dans un soubresaut délicieux.



Prochain article?: Stefan Zweig, Amok.
 
 
D.R.
Située dans un entre-deux, Iku-Ko étale son corps à qui veut bien la prendre, mais sommeille-t-elle ou feint-elle de dormir ?
 
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