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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Phèdre de Jean Racine


Par Gérard BEJJANI
2013 - 12
«Il suffit de tes yeux pour t’en persuader si tes yeux un moment pouvaient me regarder ». La supplique de Phèdre résonne en moi depuis toujours. Quand on l’a connu une fois, l’amour, le sale amour, quand on l’a mendié, le regard du Prince, le regard impossible, on sait combien ce « moment » est à la fois fuyant et sublime, quelle vie pleine il peut contenir. On comprend que dans la passion l’instant devient éternité.

Phèdre ou le désir dans ce qu’il a de plus cru et de plus meurtrier. « La fille de Minos et de Pasiphaé » qui aime à en laisser égarer la raison… la femme qui « respire l’inceste et l’imposture », la furie qui hurle sa « douleur non encore éprouvée », la ménade en rut, le « monstre hideux » où la main du mâle doit frapper !

Dieu est Passion et la Passion s’est faite chair. Le mal vient de très loin, il remonte au temps où l’on punissait les mortels pour une faute originelle. Hélios, l’aïeul de Phèdre, qui rougit encore du trouble où il la voit, osa dévoiler les amours clandestines d’Aphrodite et d’Arès. Aphrodite poursuivit alors la fille du Soleil, Pasiphaé, condamnée à languir pour un magnifique taureau blanc jailli des eaux. Puis ce fut au tour des enfants de Pasiphaé : le Minotaure, fruit de la liaison surnaturelle de la mère avec l’animal, Ariane abandonnée sur son rocher d’où elle se jeta dans l’abîme, et Phèdre, Phèdre surtout, à qui la déesse rancunière ne laisse pas de répit : « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ».

Mais quel est ce mal que Phèdre s’obstine à taire ? Un sentiment plus vieux que le monde, le mal d’aimer. Celui qu’il ne faut justement pas aimer, le fils de l’époux et de l’Amazone, le beau-fils, jeune, frais, « et même un peu farouche ». Celui qui, conformément à la structure racinienne, en aime une autre, Aricie qui « a su trouver le chemin de son cœur ». Celui qui ne désire même pas les femmes puisqu’« il a pour tout le sexe une haine fatale ». Hippolyte, grands dieux ! C’est Œnone qui l’a nommé.

Phèdre aime le fils d’une Scythe ! Phèdre la reine de Trézène se traîne au pied d’Hippolyte ! Le mécanisme de la passion, selon Roland Barthes, réside dans la relation d’autorité : plus la belle-mère exerce sa puissance sur Hippolyte et plus elle subit son indifférence, et surtout, la menace de sa fuite en avant. À peine prononce-t-il le « Madame, ma honte ne peut plus soutenir votre vue et je vais… » que Phèdre l’interrompt, foudroyée par ce verbe du départ imminent. Quoi ? Rester seule sur scène, sans lui, sans sa bouche idolâtrée, même muette, sans son odeur, sans son épée porteuse de quelque espoir encore, même ramollie, même impassible ? Non, autant tout lui avouer et en finir : « Ah ! cruel, tu m’as trop entendue. Hé bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur ».

L’enjeu tragique est « beaucoup moins l’amour de Phèdre que son aveu », explique Roland Barthes. Dès qu’elle apparaît sur les planches, Phèdre s’assied, comme le précise l’unique didascalie de toute la pièce : « N’allons point plus avant. Demeurons, chère Œnone ». Ce n’est pas parce que sa force l’abandonne que Phèdre tombe sur sa chaise. Ni parce que son corps ne la soutient plus, ou que « tout (l’) afflige et (la) nuit, et conspire à (la) nuire ». Non, Phèdre s’assied au milieu de la scène, sous les projecteurs, parce que l’heure d’assumer sa passion est venue : elle est ce soir prête à dire, devant un public manifestement calme et épargné, à tout dire sur ce mal qui la dévore.

Quand elle aura répété son aveu à sa confidente, elle aura l’audace d’affronter son amant, d’autant qu’on lui annonce la mort de son époux. Thésée le roi, Thésée la loi, Thésée le surmoi n’est plus. Tous les désordres sont permis, le refoulé n’attend plus qu’un mot pour surgir, et le spectateur va enfin assister au face-à-face entre la fille de Minos et le fils d’Antiope. Cependant « le voici » et Phèdre de constater avec effroi qu’aussitôt « vers (son) cœur tout (son) sang se retire ». Quand « le », l’objet de toutes mes insomnies, se trouve dans « l’ici », dans mon aire fébrile, à proximité, je ne songe plus qu’à la possession érotique, immédiate. Et s’il ne remarque même pas la commotion qui m’agite à sa seule présence, s’il ne veut pas comprendre que c’est son port, son visage, sa « noble pudeur » qui me consume, alors il ne me reste plus qu’à réinventer une autre histoire, à réécrire le mythe où j’aurais moi-même devancé ma sœur Ariane pour armer sa main du fil magique. Et Thésée ne serait plus Thésée mais Hippolyte, et Phèdre ne serait plus la Phèdre vivante, rejetée et malheureuse, mais une autre, fantasmée, recréée par l’énallage, dans l’extase d’une rêverie hallucinatoire : « Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue se serait avec vous retrouvée, ou perdue ». Rien d’autre ne compte que le « avec » : être auprès de lui, à Cnossos ou dans le Ténare, qu’importe, dans la coupe d’amour qui seule peut calmer notre ardeur ! Pour une seconde à peine car la réalité nous rattrape, l’autre nous échappe, le « cruel », qui désigne toujours, dans le vocabulaire racinien, l’ingrat qui ne veut pas de moi. À défaut de l’émouvoir, d’obtenir de lui son bras, sa main, elle le supplie de lui « prêter » son épée, ce phallus interdit et tant convoité. Il est un endroit où rien ne nous retient plus, ni les « témoins odieux » ni la « honte certaine ». Le corps déborde et crie sa folie. Qu’adviendrait-il alors si l’œil jaloux l’imagine sans nous, ou plutôt avec un autre, euphorique, soupirant d’un bonheur licite, d’un bonheur à deux, approuvé du monde et des dieux ? « Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux » tandis que moi, « triste rebut de la nature entière, je me cachais au jour, je fuyais la lumière ».

Avec la scène de la jalousie à la fin de l’acte IV, le spectateur arrive à bout de souffle. Épuisé de tant d’humiliations, terrifié de tant de remords, il n’attend plus qu’une chose : que Phèdre disparaisse à jamais, qu’elle le laisse tranquille, qu’il revienne à sa douce réalité, sans heurts et sans passion. La « brillante » s’avance, agonisante devant lui, et fait son aveu ultime à Thésée, ressuscité de l’empire des ombres : « C’est moi qui sur ce fils respectueux osai jeter un œil profane, incestueux ». Phèdre ne peut que mourir puisque son conflit est insoluble, comme l’analyse Lucien Goldmann, par suite du fait qu’elle « aborde le monde avec une exigence irréalisable : l’exigence d’absolu ». Comment vivrait-elle dans le monde du relatif où « il n’y a évidemment que du plus et du moins » ? Privée de son Prince, de son tout, autant rejoindre le rien de la mort, et que ses yeux enfin rendent « au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté ».

Au jour et au spectateur qui recouvre la sienne aussi. Il l’aura méritée pour avoir pu tenir sur son siège jusqu’à la fin de la représentation. La catharsis opère, selon Aristote, grâce à ces deux sentiments antinomiques que sont la crainte et la pitié face à une Phèdre avilie, mais sauvée in extremis par son dernier mot : « pureté ». Phèdre plus intacte qu’au commencement du monde, Phèdre la tristesse majestueuse, Phèdre sur sa croix, qui n’a pas encore fini de souffrir ce qu’elle a à souffrir.



Prochain article : Musset, Lorenzaccio.
 
 
© Alexandre cabanel
« C’est Vénus tout entière à sa proie attachée »
 
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