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Histoire courte
Taxi?!


Par Percy Kemp
2013 - 07
Tel un sultan d’antan choisissant dans son harem une compagne pour la nuit, John W. Hutchinson marqua un temps d’arrêt après avoir ouvert sa penderie, hésitant devant le grand arroi qui se présentait à lui. Quand il tira finalement sur la cravate lie-de-vin à petits pois blancs sur laquelle son choix venait de tomber, elle froufrouta coquettement en lâchant ses appuis et se donna à lui avec un claquement jouissif de fouet soyeux. L’ayant passée autour de son col de chemise, il se saisit du pan le plus épais, le fit glisser devant, puis derrière, et à nouveau devant le pan le plus étroit, le fit remonter jusqu’à sa pomme d’Adam, l’enfila dans l’anneau ainsi formé et finit par hisser le nœud vers son encolure jusqu’à ce qu’il se soit lové contre le bouton nacré. Après quoi, s’étant regardé dans la glace pour vérifier que sa cravate était bien en place, il s’octroya un satisfecit. Petit, oblong et impeccablement formé, son nœud de cravate, il le savait, faisait très exactement trois centimètres. Pas un iota de plus ou de moins. Le secret résidait autant dans l’épaisseur du tissu que dans la hauteur précise à laquelle il fallait impérativement nouer la cravate?: nouez-la trop bas et votre nœud sera trop petit, nouez-la trop haut et il sera trop gros. John W. Hutchinson, lui, nouait toujours sa cravate à hauteur de la troisième boutonnière de sa chemise faite à façon, et il réussissait de ce fait le parfait nœud anglais.

Comme souvent lorsqu’il s’habillait, il eut une pensée pour son frère Roscoe et les cravates Bola que celui-ci affectionnait?: des cordonnets en cuir, retenus par un anneau en argent serti d’une pierre précieuse, qui se mariaient si bien avec ses énormes chapeaux Stetson. S’étant assez rapidement aperçu qu’il ne pourrait jamais rivaliser avec Roscoe sur le terrain texan, il avait fini par prendre le contre-pied de son frère. Puisant son inspiration dans une recherche généalogique certes douteuse, mais qui voulait que les Hutchinson de Houston descendent d’Henri II Plantagenêt par sa maîtresse la comtesse Ida, il avait cultivé très tôt son image d’aristocrate anglais, allant à Yale quand Roscoe avait fréquenté l’université d’Austin, se faisant couper des costumes croisés et des chemises à fines rayures Bengale quand Roscoe avait opté pour des seersuckers et des chemisettes à col boutonné, et honorant de sa clientèle des bottiers londoniens en tournée transatlantique quand Roscoe s’en était tenu à ses bottes pointues de vacher. Tant et si bien qu’il avait fini par faire sienne la vieille définition victorienne de l’Américain, à savoir qu’il était non pas un républicain rebelle, mais un loyal sujet de Sa Très Gracieuse Majesté ayant fait fortune dans le Nouveau Monde. Quelle ne fut donc pas sa joie quand son père, un self-made man bourru qui considérait ce fils toujours tiré à quatre épingles comme un efféminé moralement suspect et avait désespéré de le changer, eut l’idée de l’éloigner en l’envoyant s’occuper de l’antenne londonienne de ses intérêts pétroliers. 

C’est ainsi que John Hutchinson (il avait laissé derrière lui le W., trop texan à son goût) se retrouva dans son Angleterre onirique, occupant un bel appartement dans Mayfair, à deux pas de Buckingham Palace – et, accessoirement, de ses bureaux de Park Lane –, et coopté dans un club de St. James’s qui avait jadis compté Beau Brummell parmi ses augustes membres. Le parfait gentilhomme anglais qu’il était se sentait désormais comme un poisson dans l’eau. L’habit faisant le moine, toute la panoplie vestimentaire allant avec le personnage y était, d’ailleurs?: costumes, chemises, cravates, chaussettes et chaussures. Tout, sauf une seule chose dont il n’avait pas eu grand besoin jusqu’ici, mais qui, à Londres, se révélait indispensable?: en l’occurrence, une quelconque protection (mais certainement pas une protection quelconque) contre les intempéries.

Chapeau ou parapluie, il hésita longtemps. Le chapeau offrait l’avantage d’allonger la silhouette. Ce qui, pour l’homme élégant qu’il était, n’était pas à négliger. Qu’on l’ôtât dans un ascenseur en présence d’une dame ou qu’on le soulevât légèrement dans la rue en guise de salut courtois, un chapeau était en outre synonyme de galanterie et, pour peu qu’on s’en servît pour en chatouiller quand l’occasion s’en présentait le crâne écervelé de quelque galopin mal élevé, il devenait synonyme d’autorité. 

Les avantages du chapeau étaient donc nombreux, et John Hutchinson était sur le point d’aller s’en procurer une demi-douzaine – chez James Lock dans St. James’s, bien entendu –, quand il se ravisa en voyant sur le trottoir d’en face un monsieur tenant un parapluie. Le parapluie, il s’en rendait compte à présent, surtout lorsqu’on en usait, comme ce gentleman-là le faisait, en jouant lestement du poignet pour battre la mesure sur le pavé, conférait à la démarche de l’homme du monde un je-ne-sais-quoi de nonchalant sans lequel il ne saurait y avoir d’élégance vraie. Ayant à nouveau pesé le pour et le contre du parapluie et du chapeau, il se dit finalement qu’à la silhouette il préférait le maintien, à la galanterie la prestance, et à l’autorité l’insouciance. 

Il opta donc pour le parapluie, et son choix se porta alors naturellement sur un Brigg. Swaine Adeney Brigg, fabricant de parapluies depuis le dix-huitième siècle, offrait en effet à ses yeux l’avantage considérable d’être appointé auprès de la Couronne, et l’autre avantage, non moins considérable, d’être situé au sein de ce carré magique qui, de Mayfair à Pall Mall en passant par St James’s, accueillait ses pénates, son club, son bottier, son chemisier, son tailleur, son parfumeur et ses bureaux. 

Par acquit de conscience, il décida néanmoins d’aller auparavant faire un tour du côté de chez James Smith & Sons, l’autre grand nom des parapluies londoniens, qui avait pignon sur rue dans le quartier plutôt excentré, et bien moins prisé, de New Oxford Street. 

Il se rendit donc chez James Smith & Sons d’un pas hésitant. Mais une fois qu’il eut plongé dans l’atmosphère victorienne du magasin, il fut si séduit qu’il en oublia l’affreuse banalité du voisinage quasi banlieusard et alla jusqu’à passer outre le fait que cette Maison-là n’arborait pas le blason armorié que les principaux représentants de la famille royale octroyaient, tel un os à ronger, aux fournisseurs attitrés auxquels ils faisaient des demandes inconsidérées (en guise de références, James Smith & Sons n’avait jusque-là jamais pu faire mieux que Gladstone). 

Si John Hutchinson fut à ce point séduit, c’est parce que, contrairement à Swaine Adeney Brigg qui, outre des parapluies, proposait à ses clients toute une gamme d’accessoires et de vêtements, James Smith & Sons ne faisait que dans les cannes et les parapluies. Cannes et parapluies étaient, semble-t-il, la raison d’être de James Smith & Sons, et John Hutchinson, à qui l’idée ne serait jamais venue de se faire faire un costume par quelqu’un qui confectionnerait par ailleurs des chemises, des cravates et des pyjamas, John Hutchinson qui croyait ferme que la spécialisation était une garantie de qualité se disait qu’il avait bien fait d’aller là.

Une heure de bonheur plus tard, ayant longuement promené ses mains friandes sur les bois lustrés et sur les pommeaux en cuir, en argent, en os et en ivoire, s’étant aussi longuement entretenu avec un essayeur qui lui avait montré une multitude de parapluies à sa taille, plus beaux les uns que les autres, il finit par se décider pour un magnifique feuillu africain dont la poignée se terminait par un petit crochet en ivoire. Crochet qui, lui assurait-on, lui permettrait de mieux reconnaître son bien parmi la multitude d’accessoires noirs identiques qui encombraient inévitablement le porte-parapluie de son club. Et quand, ayant déboursé la coquette somme de trois cents livres, il prit finalement possession du parapluie que l’essayeur venait à l’instant même de ferrer en y apposant un petit sabot métallique, il passa lestement la main sur la surface soyeuse du dais galbé et dit, admiratif?:
– Il est impeccablement roulé?!
– N’est-ce pas, monsieur, lui répondit l’essayeur en l’accompagnant jusqu’à la porte.
– J’imagine que ce ne doit pas être facile de le rouler aussi bien que cela.
– Cela requiert de l’expérience, monsieur, et beaucoup de doigté, lui dit l’essayeur en lui ouvrant poliment la porte.
– Vous pourriez peut-être m’apprendre à le rouler correctement, hasarda John Hutchinson.
– Vous apprendre à le rouler, monsieur?? Ne trouvez-vous pas qu’il est tout à fait bien comme cela?? 
– Il est parfaitement bien roulé, le rassura John Hutchinson en s’attardant sur le seuil. J’aimerais cependant pouvoir le rouler moi-même aussi bien une fois que je l’aurai ouvert.
– Vous souhaitez donc ouvrir ce parapluie, monsieur??
– Évidemment, répondit John Hutchinson, interloqué.
– Si je puis me permettre de poser une question indiscrète, monsieur, pourquoi souhaiteriez-vous l’ouvrir??
– Que suis-je censé faire d’autre avec un parapluie lorsqu’il pleut, s’irrita John Hutchinson. Je constate d’ailleurs qu’il se met à pleuvoir, ajouta-t-il en montrant le ciel qui, comme son humeur, s’était soudain assombri.
– Je vois, monsieur, dit l’essayeur, l’air de quelqu’un qui aurait enfin compris.
– Il faudra bien, insista-t-il, poussant son avantage, que j’ouvre mon parapluie pour me protéger de l’averse.
– Je ne crois pas que cela sera nécessaire, monsieur.
– Ah bon, s’offusqua John Hutchinson. Et que suis-je donc censé faire lorsqu’il pleut et que j’ai mon parapluie avec moi?? À quoi diable servirait-il, si je ne l’ouvrais pas??
Ce que disant, il quitta l’abri du seuil où il se trouvait jusque-là et, tenant son parapluie fermé à la main, s’en fut braver la pluie pour bien montrer de quoi il voulait parler.
– Si vous le permettez, monsieur, dit l’essayeur en le rejoignant dehors, je vous demanderais de bien vouloir me confier votre parapluie un court instant. Je vais vous montrer comment faire lorsqu’il pleut.
Prenant le parapluie qu’un John Hutchinson de plus en plus perplexe lui tendait, il alla jusqu’au bord du trottoir. Se campant alors résolument sur ses deux jambes, il cala son poing gauche dans le creux de sa hanche dans la posture d’un sabreur et, se soulevant sur la pointe des pieds, brandit le parapluie effilé comme s’il se fût agi d’une épée et cria?:
– Taxi?!
Comme par magie, un taxi noir vint s’immobiliser à ses pieds.
– Voilà, monsieur, dit-il en ouvrant la portière à un John Hutchinson éberlué, à quoi sert un parapluie lorsqu’il pleut. Et maintenant, monsieur, je vous souhaite un bon séjour à Londres, ajouta-t-il en lui restituant son bien.
Alors que l’essayeur de chez James Smith & Sons refermait la portière du taxi derrière lui, John W. Hutchinson l’Américain et le Texan se disait que trois cents livres sterling, c’était cher payer un parapluie qui ne servirait qu’à héler un taxi londonien en maraude. Mais John Hutchinson l’anglomane et l’homme du monde se disait, lui, que le panache n’a pas de prix.

F I N
© Percy Kemp 2013
 
Cette nouvelle a été publiée dans Le Monde 2 en date du 3 juin 2006. 
 
 
Illustration de Mansour el Habre ©
Chapeau ou parapluie, il hésita longtemps. Le chapeau offrait l’avantage d’allonger la silhouette.
 
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