Confortablement
installée dans son canapé préféré, Astrid de Mortcourt, disions-nous, savourait
tranquillement son champagne lorsqu’on sonna à la porte d’entrée. Tiens,
s’étonna-elle tout en se disant que ce tintement sonnait décidément bien
– tiens, qui cela peut-il bien être ? Intriguée, elle finit par poser
sa coupe de champagne et se leva pour aller ouvrir.
Sur le
palier, triturant des deux mains les bords usés d’une casquette qu’il avait
respectueusement ôtée pour l’ancrer résolument sur ses parties génitales, se
tenait Jean, l’intendant du domaine de Mortcourt, et, à ses côtés, un homme en
uniforme bleu, un képi sur la tête.
« Jean ?
– Madame
la comtesse, répondit ce dernier, gêné, voici le capitaine Fournier, de la
gendarmerie de Pont-Audemer.
– Ne me
dites pas que nous avons été cambriolés !
– Non,
Madame… C’est… c’est au sujet de Monsieur, Madame.
– Au
sujet de Monsieur ?
– Nous
serions mieux à l’intérieur pour discuter, je crois », intervint
l’officier de gendarmerie, prenant les choses en main. Il se disait, à juste
titre, que ce dialogue de sourds entre l’employé et sa patronne risquait de
s’éterniser.
« J’ai
bien peur d’avoir une mauvaise nouvelle à vous annoncer, reprit-il une fois
qu’ils furent entrés. C’est au sujet de votre époux… Il s’est produit un
accident…
– Un
accident ? Mon époux ? C’est ridicule, mon ami ! Mon époux est à
la banque à cette heure-ci !
– Il
semblerait qu’il soit parti pour ses terres de Mortcourt dans la
matinée. »
Incrédule,
Astrid de Mortcourt se tourna vers l’intendant du domaine, qui confirma
silencieusement ces dires étranges.
« Il
aurait eu un accident de voiture ? » Anne François conduit toujours
comme un fou, pensa-t-elle, agacée. Ses bolides comme ses affaires, d’ailleurs.
« Il ne
s’agit pas d’un accident de la route, corrigea le gendarme.
– De
quoi s’agit-il alors ? Et serait-il blessé ? » Pour la première fois,
elle s’inquiétait.
« Je
crains, Madame, d’avoir à vous dire que votre époux est décédé. »
Le cerveau
conditionné d’Astrid de Mortcourt n’ayant retenu de ce mot que sa seule
sonorité métronomique, sa vraie signification lui échappa.
« Votre
intendant, poursuivit le gendarme, l’a trouvé aux environs de quatorze heures
non loin de la Risle.
– J’étais
allé pister un braconnier qui nous donne du souci depuis quelque temps. J’ai
trouvé Monsieur étendu sous le grand marronnier foudroyé l’an dernier, son
fusil à ses côtés, confirma ce dernier.
– Un
accident de chasse, Jean ?
– En
réalité, intervint le gendarme, il semblerait que votre mari ait mis fin à ses
jours.
– Mon
époux ? Se suicider ?
– Seule
l’enquête le déterminera bien sûr mais tout porte à le croire.
– Un
suicide… »
Elle laissa cette
notion accaparer ses pensées, lui évitant de se rendre à l’évidence : son
mari n’était plus. Un suicide, se disait-elle, cela sonnait mieux qu’un banal
accident de la route, mieux qu’une mort maladroite (mort en nettoyant son
fusil !), et bien mieux qu’une longue maladie, toujours plus ou moins
honteuse. Elle aurait certes préféré « mort au champ d’honneur »,
mais la France n’était, hélas, plus d’aucun combat glorieux. Quant à la Bourse,
où Anne François opérait (quelque peu imprudemment, de toute évidence), ce
n’était pas les colonies. Tout compte fait, se rassurait-elle, un suicide, cela
ne détonait pas trop. Un suicide, cela évoquait le sens de l’honneur, le refus
du compromis, et le panache glorieux de la porte de sortie que l’on se choisit.
« Comment
cela s’est-il passé ? finit-elle par demander.
– Votre
époux a retourné son arme contre lui. »
Elle en fut
soulagée. Un bref instant, elle avait craint qu’Anne François ne se soit
vulgairement pendu au marronnier.
« Je
dois vous demander, reprit le gendarme, de bien vouloir nous accompagner
jusqu’à l’hôpital de Pont-Audemer pour reconnaître le corps. Une voiture nous
attend en bas. »
Elle
s’inquiéta de ce que les résidents de la villa Siam penseraient en la voyant
monter dans une voiture de gendarmerie. Et quand elle s’y fut installée, elle
ne put s’empêcher de remarquer l’horrible bruit que la portière fit en se
refermant derrière elle. Rien à voir avec son Audi.
En chemin,
elle pensa à l’enterrement, à la toilette qu’elle mettrait, et à l’effet que
ferait sur le cortège funèbre la vue d’une jeune veuve et de sa petite fille
suivant dignement la dépouille de leur époux et père. Elle pensa aussi à
l’attitude de l’Église à l’égard du suicide (le suicide n’était-il pas un péché
mortel ?) et se demanda si les autorités ecclésiastiques accepteraient
d’inhumer Anne François en terre consacrée. Elle ne supplierait pas. Si
l’archevêque (elle n’accepterait rien de moins qu’un archevêque !) devait
se faire prier, elle se passerait de lui et s’arrangerait pour que son époux
soit inhumé sur la propriété, sous le vieux marronnier, justement. Plus tard,
elle y ferait bâtir une chapelle. Une chapelle privée, ça sonnait bien.
L’hôpital en brique
rouge qui occupait le haut d’une colline à la périphérie de Pont-Audemer lui
rappela le pensionnat du sud-ouest de l’Angleterre où elle avait jadis passé
une année, moins pour parfaire son anglais que parce qu’un passage par un
pensionnat en Angleterre était de bon aloi – un pensionnat anglais, ça
sonnait bien. Le gendarme la mena à travers une multitude de portes jusqu’à une
salle au sous-sol, tout en lino et alu, qui lui rappela les cuisines de ce même
établissement. Un homme revêtu d’une blouse verte y montait une garde
silencieuse auprès d’un brancard à roulettes recouvert d’un drap blanc.
« Je
dois vous avertir, Madame, dit le capitaine en lui approchant une chaise, que
vous risquez d’être choquée par ce que vous allez voir. Vous feriez peut-être
mieux de vous asseoir.
– Ce
n’est pas la peine, répondit-elle, ravie de l’occasion qu’on lui donnait de
faire montre de courage.
– Je
crains que votre époux n’ait une sale blessure à la tête. Avant d’appuyer sur
la détente, il avait pris le soin de placer le canon dans sa bouche.
– Pris
le soin ? Dans sa bouche ?
– Pour
être certain de ne pas survivre au coup.
– Soulevez
le drap, s’il vous plaît, ordonna-t-elle, bravache.
– Vu
l’état du visage, afin de rendre l’identification plus aisée, nous dévoilerons
le corps dans sa totalité.
– Soulevez
le drap », répéta-t-elle impérieusement.
Sur un signe
de tête de l’homme en bleu, l’homme en vert roula le drap blanc. Le visage qui
apparut alors aux yeux d’Astrid de Mortcourt était une énorme plaie béante. Le
côté gauche, en particulier, n’était plus qu’un amoncellement ensanglanté de
chairs labourées et de cartilages broyés. Elle reconnut pourtant l’œil bleu
d’Anne François (le droit, le seul qui lui restait), ainsi que son front
prématurément dégarni, signe particulier de tous les mâles de sa lignée. Elle
reconnut aussi sa cravate bordeaux préférée à motifs cachemire, ainsi que le
nouveau costume prince-de-Galles gris qu’il s’était fait faire à Savile Row
l’an dernier. Au vu de quoi elle s’étonna qu’il eût pu commettre l’impair de
rester en tenue de ville une fois arrivé à la campagne. Il ne devait pas avoir
toute sa tête, se dit-elle machinalement en fixant l’énorme trou que son mari
avait maintenant à la place de la tête. Délaissant finalement le trou béant, son
regard glissa à la carrure de la veste, puis vers son ceintrage prononcé,
marques de fabrique de son tailleur londonien préféré, descendit le long du
pantalon impeccablement coupé, et finit par s’immobiliser sur un autre trou. Un
trou plus petit que le précédent, mais plus inattendu aussi. Un trou, incongru,
dans la chaussette qu’Anne François avait au pied droit (une chaussette, cela
allait sans dire, parfaitement assortie à sa cravate). Un trou, donc, qui
n’aurait pas dû être là. Un trou qui, même s’il y était (et il y était bien,
hélas !), aurait dû être caché par la chaussure noire faite à façon
qu’Anne François n’avait de toute évidence plus au pied. Un trou duquel
pointait un gros orteil qui, même si, contrairement au visage d’Anne François, était
toujours à sa place sur le plan anatomique, n’en était pas moins totalement
déplacé sur le plan esthétique. Prostrée, elle n’arrivait plus à quitter cet
horrible trou des yeux.
« C’est
ainsi que nous l’avons trouvé, lui disait à présent le gendarme. Sa chaussure
droite se trouvait à côté de lui. Nous pensons – mais ce n’est pour
l’instant qu’une simple supposition – qu’il a dû l’enlever pour mieux
presser son orteil sur la détente après avoir posé la crosse à terre et mis le
canon dans sa bouche. »
Elle fixait
toujours le trou sans rien dire. Ça ne colle pas, se disait-elle, ça ne colle
vraiment pas.
« Je
dois vous demander, Madame, si vous reconnaissez là le corps de votre époux
Anne François Antoine Arnaud Maranches de Mortcourt. »
Elle ne
disait toujours rien. Elle était comme hypnotisée par ce trou, aimantée par
lui.
« Madame,
s’impatienta-t-il. Je comprends que cela vous soit très pénible, mais il nous
faut une identification formelle. Reconnaissez-vous votre époux ? »
Sourde à ce
qu’on lui disait, Astrid de Mortcourt n’avait d’yeux que pour l’orteil d’Anne
François pointant inélégamment à travers l’inconcevable trou dans sa
chaussette, et ce trou-là la hantait. Ça ne colle pas, se répétait-elle, désespérée,
ça ne colle pas !
« Je me
dois d’insister, s’impatienta le gendarme. Est-ce là le corps de votre
époux ?
– Oui,
finit-elle par concéder, contrainte et forcée, oui, c’est bien le corps de mon
époux. Je peux néanmoins vous assurer, reprit-elle ensuite, tandis que sur un
signe de l’homme en bleu l’homme en vert recouvrait le corps de son drap blanc,
je peux vous assurer, monsieur, que ce ne sont pas là ses chaussettes ! »
FIN
©Percy Kemp 2012