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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Sept scènes pour un fauteuil
Un jour avant son entrée à l’Académie française, Amin Maalouf s'est plié à la cérémonie dite de « remise de l’épée ». Un moment d’intensité et de grâce.

Par Georgia Makhlouf
2012 - 07
On a beaucoup parlé, à juste titre, de la cérémonie d’entrée à l’Académie française d’Amin Maalouf. On a moins parlé de ce qui s’est passé la veille de ce grand jour, c’est-à-dire de la cérémonie dite de « remise de l’épée ». Et pour cause, cette cérémonie organisée par le « Comité pour l’épée » se déroule traditionnellement dans un cadre plus resserré. Cela s’est donc passé le 13 juin, dans les salons de l’Interallié largement ouverts sur le magnifique jardin qui jouxte l’Élysée. Solennité du cadre, certes, mais émotion palpable également pour un vrai moment d’intensité et de grâce.

Après une courte allocution de bienvenue de Jean-Claude Fasquelle, qui a longtemps présidé aux destinées de Grasset et qui avait tout naturellement assuré les fonctions de président du « Comité pour l’épée », c’est Jean D’Ormesson qui a pris la parole pour un discours pétillant, plein de verve et d’humour et qui a réservé quelques surprises aux auditeurs. Ainsi lorsqu’il entreprend de tracer les lignes de proximité entre lui-même et Amin Maalouf : « Vous avez été journaliste, je l’ai été aussi ; vous êtes écrivain, j’essaie de l’être moi aussi ; vous êtes français et bien évidemment, je le suis moi aussi ; vous êtes libanais, et bien… moi aussi. » Et l’académicien de révéler qu’il est en effet détenteur d’un passeport libanais, et qu’il en tire fierté ! Il ajoutera que l’amour du Liban est une des rares choses partagées par tous les Français, au-delà de leurs divergences d’opinion, et qu’« être libanais est une merveilleuse condition pour entrer à l’Académie française ». Il conclura son intervention en soulignant que Les croisades vues par les Arabes étant un remarquable travail d’ethnologie puisqu’il amène le lecteur à se décentrer, à modifier son regard sur la culture de l’Autre, à dépasser son ethnocentrisme, Amin Maalouf était le parfait candidat à la succession de cet immense savant que fut Lévi-Strauss. C’est ensuite au tour d’Amin Maalouf de prendre la parole pour exprimer sa gratitude « à travers quelques scènes brèves qui se sont fixées dans ma mémoire au fil des ans ».

La première se situe en 1986 : un dîner entre amis où Maalouf est heureux d’apporter une belle bouteille de vin vieille de 50 ans. Mais le nectar se révèle sans saveur ni bouquet. La déception est grande, et l’embarras aussi. D’Ormesson, présent parmi les convives, sauve la situation par une parole inoubliable : « Ce vin est émouvant », dira t-il.

La deuxième scène se passe sous la coupole lors de la réception d’Hector Biancciotti. Amin Maalouf dit que ce 23 janvier 1997, il a « commencé à éprouver, à l’endroit de l’Académie française, non plus seulement du respect ou de la considération, mais également de l’affection, et un début d’attachement ». Car cette cérémonie est marquée non seulement par le très beau discours prononcé par Bianciotti, mais également par celui que lui adresse Jacqueline de Romilly. Affaiblie par un grave problème qui menaçait sa vue, cette grande dame avait quand même tenu à lire son texte, appuyée sur le bras de Maurice Druon qui se tenait prêt à lui souffler les mots qu’elle peinait à voir.

Trois ans plus tard, c’est cette même Jacqueline de Romilly qui, sollicitée pour remettre à Maalouf sa Légion d’honneur, insistera aussi pour lui offrir sa décoration. Mais à près de 90 ans, elle a du mal à se déplacer et c’est son amie, Hélène Carrère d’Encausse, qui se chargera de la lui procurer. Maalouf en profite pour remercier Mme Carrère d’Encausse qui préside l’Académie française « avec autant de fermeté que de grâce ».
La quatrième scène se déroule le 23 juin 2011 et Amin Maalouf vient d’apprendre qu’il est élu à l’Académie française. Il reçoit le coup de fil d’un ami proche qui lui dit qu’il souhaite lui offrir son épée. Les larmes aux yeux, Maalouf doit néanmoins « surmonter son agitation intérieure pour lui répondre que, selon les traditions de l’Académie, il faut qu’un comité se constitue ». Et il poursuit : « Ce soir, je ne prononcerai pas le nom de cet ami, ni celui des autres amis si chers qui m’ont accompagné, je devrais dire qui m’ont porté à bout de bras pour que je puisse traverser, le cœur léger, ces longs mois qui séparent l’élection de la réception. » 

Il y a aussi un 23 juillet 2011, et Maalouf est en Bourgogne depuis trois jours à l’invitation de Monique Lévi-Strauss. Il a commencé à préparer l’éloge de celui dont il va occuper le fauteuil. Il évoque avec une émotion non dissimulée cet après-midi où Monique Lévi-Strauss le fait entrer dans le bureau de son mari et l’autorise avec l’élégance et la générosité qui la caractérisent à consulter tous ses livres et même à « ouvrir les tiroirs ».

Les deux dernières scènes racontées par Amin Maalouf sont des moments d’émotion rare pour qui connaît son extrême discrétion et sa pudeur. Il parle peu de lui, ne se dévoile que rarement, ne lève jamais le rideau sur sa vie privée ni sur ses sentiments. On n’en est que plus touché, et plus attentif à recevoir le cadeau qu’il nous fait là de ces confidences avec la même élégance qu’il a mis lui-même à les exprimer. 

La sixième scène donc se déroule chez sa mère, et Amin répond aux différentes questions qu’elle lui pose à propos de l’Académie française. Elle lui demande alors à quel fauteuil il a été élu. Il se trouve qu’elle-même est née un 29 décembre, qu’elle a choisi de se marier un 29 décembre et que 29 est devenu son nombre fétiche. La réponse de son fils la fera sourire : il a été élu au 29e fauteuil… « Je penserai à ma mère comme à mon père chaque fois que je prendrai place sur ce fauteuil, poursuit Maalouf. Sans l’exemple de mon père, je n’aurais pas consacré ma vie à l’écriture ; sans l’influence de ma mère, je n’aurais pas écrit en français. Dans ma famille paternelle, la langue de culture, à côté de l’arabe, était l’anglais, depuis quatre générations. C’est ma mère qui a insisté pour que mes sœurs et moi allions plutôt à l’école française, elles chez les sœurs de Besançon, moi chez les pères jésuites. Il y a toujours eu un débat dans notre vaste famille à propos des mérites comparés de la langue anglaise et de la langue française. Ce débat est aujourd’hui en veilleuse ; la famille entière est d’accord ; anglophones, francophones ou arabophones, ce soir nous choisissons la France. J’ose même ajouter que, grâce à l’Académie française, ce soir tous les Libanais se sentent un peu français. »

La septième et dernière scène est un hommage à une personne qui a toujours été aux côtés d’Amin Maalouf, une personne « humainement juste et moralement juste », une personne qui sait être là « à chaque carrefour de la vie », une personne que « chaque jour, depuis quarante-deux ans », il bénit le ciel d’avoir mise sur son chemin. Cette personne, c’est son épouse Andrée.

Quand il a terminé, Maalouf remercie chacune des personnes présentes, mais c’est bien entendu à nous de le remercier. Pour ces moments rares, pour les livres qu’il nous offre, pour l’honneur qui lui est fait et qu’il nous fait partager avec générosité, avec amitié. 


 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166