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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Au cœur du Liban d’Amine Rihani


Par Charif MAJDALANI
2007 - 10
Qalb Loubnan, (1876-1940) d’Amine Rihani, est de ces livres qui campent au cœur du patrimoine littéraire libanais, tellement évident qu’il en est comme devenu invisible, fossilisé, minéralisé. On ne le lit plus guère, peut-être à cause de l’impression qu’il donne de parler d’un Liban ancien, agraire et montagnard, campagnard et paysan, aujourd’hui définitivement perdu et qui aura alimenté tous les clichés véhiculés par l’imaginaire libanais sur l’idéalisation de la montagne, ses vieilles traditions et sa douceur de vie quasi paradisiaque. Or il n’en est rien, même si la lecture de Au cœur du Liban pourrait aujourd’hui être recommandée aux nostalgiques d’un Mont-Liban encore sauvage, à ceux qui regrettent un temps où les cultures et la végétation sylvestre dominaient encore le paysage, où dans les montagnes on pouvait encore éprouver ce sentiment d’isolement devenu tellement difficile à trouver aujourd’hui, et où les notions de village et de terroir avaient encore un sens.
Pour les nostalgiques d’un pays profond, Au cœur du Liban pourrait être indiqué comme un baume. Mais c’est à condition d’accepter durant toute la lecture la compagnie d’un homme fort peu porté sur le folklore, un esprit acerbe, drôle, un écrivain plein de verve, le regard aiguisé et la langue pas du tout dans la poche, dont le but est de faire le portrait du Liban sous les formes littéraires de la promenade ou du récit de voyage (ou de la flânerie ou du pique-nique) en convoquant d’un même geste l’histoire, la géographie, la géologie, la botanique, l’étymologie, la généalogie, l’archéologie, la zoologie, la génétique, la gastronomie, la linguistique, le patrimoine oral, le conte, la légende, la littérature, l’humour et l’imagination. Le Liban d’Amin Rihani dans Qalb Loubnan, c’est donc le Liban dans sa conception restreinte et historique, c’est le Mont-Liban. Même si Rihani se promettait entre autre une virée dans le Jabal Amel, les neufs récits de l’ouvrage et cinq des six projets non réalisés sont ceux de promenades dans le Mont-Liban, dont les splendeurs et la beauté laissaient l’écrivain pantois. Écrit sur une durée d’au moins trente ans, au gré des retours de Rihani dan son pays, demeuré inachevé et publié à titre posthume en 1947, Au cœur du Liban est un arpentage des montagnes qui s’ouvre sur une longue expédition, en 1907, depuis Freyké, le mémorable village natal de Rihani, vers les Cèdres, en une tordante équipée de plusieurs jours en compagnie de l’inoubliable muletier Mahboub et sa mule Mahbouba. Les cèdres sont un thème privilégié du recueil, et on les retrouve dans la promenade vers ceux de Jaj. Mais les flâneries peuvent être plus proches, comme celles dans les environs de Freyké, au cœur du superbe Metn d’alors, couvert de pins, creusé de vallées et drapé de cultures fruitières. Les autres promenades disent l’intérêt de Rihani pour l’histoire ancienne du Liban et ses mythes, et se déroulent à travers les montagnes de la région de Jbeil, du Nahr Ibrahim vers Laqlouq, dans la région autour de Jabal Moussa (Ghiné et Yahchouch) jusqu’à Afqa, ou encore à Amchit ou dans la région de Maad et Gharzouz.

Dans ces récits de promenades, il y a évidemment des choses inoubliables et d’autres totalement cocasses, des évocations magnifiques et des étymologies ludiques, une page digne d’Édouard Glissant dans laquelle l’écrivain s’interroge sur le nom du village de Léssa, au dessus de Mayrouba, qu’il s’amuse à rapprocher du Lhassa tibétain, ou encore l’unique témoignage sur Charles Corm, le poète francophone et francophile, faisant un discours en arabe au cours d’un pique-nique sur les bords du Nahr Ibrahim. Mais ce qui surtout fait la beauté du livre et son unité profonde, c’est le sentiment qui s’en dégage d’une sorte de passion quasi religieuse pour le Liban, mais moins dans sa version chrétienne que dans sa version païenne, une version païenne que Rihani a fantasmée à la suite de Renan ou de Barrès, malgré la critique agacée qu’il fait de ce dernier. L’intérêt pour la Phénicie, l’attirance envers ses hauts lieux, l’arpentage des terres autour de Jabal Moussa et du fleuve Adonis donnés pour sacrés par les anciens, la reconstitution imaginaire des grandes processions mystiques entre Byblos et Afqa, tout contribue à faire des textes de Qalb Loubnan un hymne solennel, enthousiaste et savant sans cesser d’être ludique et drôle, au Liban, à ses montagnes et à leur antique histoire.

 
 
© An-Nahar
Le récit dégage une sorte de passion quasi religieuse pour le Liban, dans une version païenne que Rihani a fantasmée à la suite de Renan ou de Barrès
 
2020-04 / NUMÉRO 166