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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Jabbour DOUAIHY
2007 - 12
Le Livre de Abdullah (édité pour la première fois par Dar al-Makchouf à Beyrouth en 1969) est un peu l’ouvrage du cœur (ou plutôt de l’esprit?!) d’un grand professeur de littérature arabe. En effet, et à l’exception d’un petit recueil de poèmes de jeunesse, Ab’aad (1944), l’essentiel de la production d’Antoun Ghattas Karam (1919-1979) tourne autour de l’histoire littéraire arabe qu’il avait enseignée pendant plus de vingt-cinq ans à l’Université américaine, au Beirut University College ou à l’Université libanaise?: Le symbolisme et la littérature arabe contemporaine, La Querelle des Anciens et des modernes ou une thèse de doctorat sur La vie et l’œuvre de Gibran Khalil Gibran (Paris, 1958). D’ailleurs et s’il faut à tout prix placer Le livre d’Abdullah dans une suite, peut-être dans une certaine tradition contemplative, voire philosophique, de la littérature libanaise, c’est précisément au Gibran du Prophète et à Mikhail Naïmeh de Murdad qu’il faut penser. Ainsi, si le lecteur averti des nuances infinies de la langue arabe se laisse facilement envoûter par cette prose ciselée dans le roc d’une syntaxe inventive, le critique bute d’abord sur la définition de ce petit livre. Jacques Berque, dans la préface qu’il lui consacre à l’occasion de la réédition des œuvres complètes d’Antoun Ghattas Karam (éd. Dar an-Nahar, Beyrouth, 2004), se contente d’interrogations pour présenter («?confession, roman lyrique, essai sur la marche du monde???») ce dialogue d’un lettré arabe imbu de culture occidentale avec une manière d’alter ego que sa mère appela Abdullah, «?lui faisant de ce nom une chaîne?»(1). Vouant un «?culte à l’esprit?», le héros méditatif exalte la liberté, refuse toute forme d’inféodation ou d’orthodoxie dogmatique, mais prend conscience en même temps des limites du «?rationalisme?» moderne dominé par «?les passions coupables?».

Pourtant, celui qui appartenait à un peuple «?déchiré par la défaite?» (Karam publiera son livre deux ans seulement après la trop nommée hazima militaire mais tout autant politique et culturelle arabe de 1967), ne se laissera pas vaincre par cette atmosphère d’apocalypse. Un appel lui parviendra des profondeurs de l’univers?: l’amour revisitera le monde pour «?combler nos existences fugaces et errantes sur une terre déchirée et errante?».

C’est à cette oscillation entre la déprime intellectuelle et l’espoir émergeant, entre un repli sur soi, une solitude contemplative ou «?saison de l’égotisme?» et une aspiration à «?l’identité collective majeure… (pour faire) corps avec l’humanité?» qu’Antoun Ghattas Karam nous convie?: une centaine de petites pages d’une rare intensité où cet humaniste semble avoir voulu au moins poser toutes les questions lancinantes qui pouvaient hanter un intellectuel libanais dont le sort semble toujours être un écartèlement comme mode de vie spirituelle.

Abdullah, personnage extrêmement lucide quoique souvent dans une attitude d’écorché vif, résume lui-même, avec des propos limpides, sa propre situation et la démarche qu’il a entreprise?: «?Je suis en effet l’Orient et je suis l’Occident, je suis le carrefour et je suis le virage. Une part de moi est pôle gelé dans le passé, et l’autre moitié équateur brûlant sur la ligne de feu. Et entre mes deux rives roule le temps… Alternant résignation et refus, je suis la chaîne et le prisonnier, je suis l’aile et le libre espace de liberté. Et ma tragédie n’a pas de fin.?»
Entre une visite de la Fée Blanche (incarnation du désir de savoir et de la transcendance), une saison passée dans les villes (où Abdullah est surtout interpellé par la misère et les appels possibles à la révolte dans le sang et le crime), et une autre dédiée au Paradis perdu ou à Babel, avec une dernière «?expérimentation de la mort?», Antoun Ghattas Karam fait preuve d’une grande culture et d’une sensibilité aiguisée. Mais il porte surtout à de nouveaux sommets dans la littérature arabe contemporaine l’art d’anoblir les idées par l’écriture.



(1) Les citations sont tirées de la traduction française de Kitab Abdullah par Azzedine Guellouz.
 
 
 
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