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Conversations villageoises de Maroun Abboud


Par Charif MAJDALANI
2008 - 01
L’œuvre prolixe de Maroun Abboud, nouvelliste, romancier, homme de théâtre et critique littéraire, est savoureuse. Savoureux sont notamment ses recueils de nouvelles sur la vie paysanne, une vie aujourd’hui presque complètement disparue et dont on a fait de Maroun Abboud le chantre. Ce qu’il fut, par sa capacité extraordinaire à raconter des caractères et des situations, mais surtout à dresser le portrait de la communauté villageoise, cette collectivité restreinte dont il réussit à saisir l’esprit dans sa description des soirées et des veillées. Nombre de textes de Maroun Abboud, dans Woujouh wa hikayat (Portraits et récits) ou dans Akzam Jababira (Des nains géants), sont ainsi de véritables et délicieuses scènes de genre, des miniatures de fresques où l’on voit les villageois réunis, bavardant, se donnant la répartie, se chamaillant, plaisantant et se moquant les uns des autres en abordant, sous des biais divers, les grands sujets qui font la routine des jours, les cultures, les bêtes, l’impôt, la cherté de la vie, ainsi que la politique locale ou nationale.

Dans ces tableaux souvent très drôles, ce qui fait la puissance saisissante de l’évocation, c’est bien évidemment le talent de dialoguiste de Maroun Abboud, et son usage de la langue des paysans, dont il explore toute les subtilités et les saveurs, avec cette claire conscience que c’est dans son parler que réside la principale caractéristique de l’homme et que le décrire passe par la description de son langage. Mais ce langage, l’écrivain ne fait pas que le mettre dans la bouche de ses personnages, il l’utilise également dans son texte, transformant l’arabe littéraire dont il hérite, et qui est un arabe encore fortement soutenu, complexe mais parfois creux, en quelque chose de malléable et d’extrêmement nouveau. Grand styliste, acteur essentiel de la Nahda, écrivain plein d’ironie et de recul sur le patrimoine linguistique arabe autant que sur la langue des paysans dont il est issu, Maroun Abboud finit par transformer les scènes de genre qu’il affectionne en véritables scènes langagières où s’affrontent et jouent l’une avec l’autre la tradition classique et celle de l’homme ordinaire – ce qui pourrait faire de lui l’un des pères lointains et reniés de la littérature libanaise contemporaine.  

Cela dit, et au sein des recueils de nouvelles paysannes de Maroun Abboud, il en est un qui tient une place à part, et qui mériterait d’être relu et remis à l’honneur. Il s’agit de Mes récits et mes histoires (Akhbari wa hikayati), qui constitue la deuxième partie et la part la plus importante de Conversations villageoises (Ahadith al-karia). À la différence des autres livres, ce recueil se présente comme une évocation autobiographique du village natal de l’auteur, Ayn Kfaa, modèle de tous les « villages » qui apparaissent dans son œuvre. De texte en texte, Conversations villageoises évoque les rites et les coutumes liées aux traditions religieuses de la montagne, évocation centrée sur le personnage du grand-père paternel de Maroun Abboud, curé du village et modèle lui-même des divers prêtres qui émaillent les récits de l’auteur, mystiques idéalistes pourfendant inutilement la mécréance, l’égoïsme et la goinfrerie de leurs ouailles. Mais en même temps, Conversations villageoises est une sorte de brève autobiographie intellectuelle dans laquelle, en quelques récits parmi les plus hilarants qu’il puisse être donné de lire, Maroun Abboud raconte son itinéraire depuis ses débuts à l’école du village jusqu’à son entrée, dans les années 1904-1905 (et malgré les résistances de son père qui voulait le voir devenir évêque), à l’école de La Sagesse à Beyrouth où il découvre la modernité de la vie aussi bien que celle de la littérature – découvertes qui feront de lui l’un des piliers de la Renaissance arabe.

Mais la partie la plus originale du livre est sans conteste celle où l’on retrouve l’ensemble de la communauté villageoise et ses réunions durant lesquelles on rit, on lit les journaux arrivés de la ville et l’on commente les problèmes du temps, ceux des premières années de l’indépendance libanaise (1945-1955) : le monopole de la compagnie du tabac, les impôts, le téléphone que l’on aimerait voir arriver jusqu’au village, l’eau courante que l’État a eu la mauvaise idée de drainer depuis les puits du canton autour de Ayn Kfaa jusqu’au couvent de Abrine (contre qui c’est alors la guerre), et puis surtout la route, la route que les habitants supplient pendant des décennies le gouvernement de leur creuser pour les relier au  reste du pays. Conversations villageoises devient ainsi petit à petit l’histoire cocasse et drolatique de la guerre que mène Ayn Kfaa contre l’État, un combat de David contre un Goliath aveugle et sourd, mené à coups de pétitions, de lettres de doléances, de poèmes à la gloire des hommes au pouvoir, de missives comminatoires ou sarcastiques expédiées au nom de l’ensemble des habitants et dans la rédaction desquelles Maroun Abboud, devenu une sorte de notable sans titre et un référent pour les paysans esseulés, joue un rôle essentiel. De l’époque de la vie autarcique des communautés villageoises à celle où ces dernières cherchent à se connecter sur le réseau de la République libanaise, c’est tout un pan méconnu de l’histoire du Liban que Conversations villageoises raconte de manière tordante et inoubliable.




 
 
Il transforme l’arabe littéraire dont il hérite, et qui est un arabe encore fortement soutenu, complexe mais parfois creux, en quelque chose de malléable et d’extrêmement nouveau
 
BIBLIOGRAPHIE
Conversations villageoises (Ahadith al-karia) de Maroun Abboud, Dar Maroun Abboud, Dar al-Sakafa, 1956.
 
2020-04 / NUMÉRO 166