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« Isma’ ya Rida » d' Anis Freiha


Par Jabbour DOUAIHY
2009 - 03
La nostalgie du mode de vie villageois et d’une certaine culture de la convivialité et du bien-être lié à la terre sera presque érigée tout le long du vingtième siècle – et en complément de la « phénicité » – en aspiration identitaire du Liban indépendant qui avait pour composante centrale la chaîne montagnarde occidentale qui surplombe la Méditerranée. Nul doute que les frères Rahbani ont contribué avec Feyrouz et une kyrielle de chanteurs célèbres à la propagation de ce mythe d’entente et paix à mesure que les tensions communautaires, politiques et sociales menaçaient l’équilibre fragile du pays du Cèdre. Les écrivains (tout comme les peintres et les aquarellistes d’ailleurs) y ont tout autant contribué avec leurs nouvelles, poèmes ou autres nomenclatures de l’espace villageois. Dans ce registre baptisé parfois « littérature populaire »,  citons d’abord le prolifique Salam al-Rassi ainsi que Lahd Khatir qui établirent une véritable toponymie des lieux, des proverbes, des mythes et des contes. Mais c’est à Anis Freiha que nous devons l’ouvrage qui fera le bonheur des écoliers libanais et qui est à l’origine destiné à les réconcilier avec le village de leurs parents récemment établis en ville. Né en 1903 précisément dans le coquet village haut perché de Ras el-Metn, il fera une carrière universitaire et décrochera un doctorat dans les langues sémitiques de l’université de Chicago, ce qui l’amènera à enseigner dans les universités de Francfort et de Californie. Mais, à l’image de Charles Perrault, l’académicien chevronné pour ceux qui l’ignorent, la renommée d’Anis Freiha viendra des écrits qui ressemblent fort peu à sa discipline de départ. Et tout comme les Contes de ma mère l’Oye, Freiha dédiera ses historiettes à son fils comme l’indique l’apostrophe du titre Isma’ ya Rida (« Écoute Ô Rida ») paru en 1956. L’idée lui serait venue d’une dame missionnaire américaine qui l’aurait encouragé  à consigner par écrit cette « culture en voie de disparition » (ce sera aussi le titre d’un autre ouvrage presque de la même veine).

Isma’ ya Rida est conçu comme un rappel dans le désordre de souvenirs égrenés à l'heure de la sieste et adressés au jeune homme à l’intérêt variable envers la chose villageoise si chère à son père. Souvent Rida finit par s’endormir en faisant semblant d’écouter. C’est d’abord un éloge des lieux paisibles, une petite colline rocheuse qui reste ancrée dans l’âme de l’émigré agonisant aux fins fonds de l’Amazonie, le récit de drames familiaux, l’arrivée fracassante de la première automobile au village, une visite à Beyrouth pour voir de près la mer qui s’étale au loin à partir de Ras el-Metn, le cortège des fêtes avec les feux de ronce à la Sainte-Croix, la pâte levée accrochée aux arbres à l’Épiphanie ou le « festin » frugal à Noël, les saints guérisseurs, la médecine primitive ou les jeux de l’enfance. D’autres chapitres font défiler une galerie de portraits hauts en couleur : le destin pathétique d’un oncle travailleur infatigable de la terre, celui d’un voisin qui a fait fortune au Brésil lui aussi grâce à la vente de poupées soi-disant baptisées dans les eaux du Jourdain, la vieille fille Nastase (Anastasie ?), véritable furie du village, Maryam qui a refusé le mariage dans l’espoir un appel impossible de la ville ou Anis « le tanneur » qui n’est personne d’autre que l’auteur et qui a pu éviter le métier du cuir auquel on le destinait…

Dans ce chef-d’œuvre du genre où puisent très souvent les manuels scolaires, Anis Freiha a réussi le tour de force de mêler une langue arabe soutenue avec un apport foisonnant et coloré de l’oralité et du registre local. Modeste, il prévient les « critiques » potentiels de ne pas se montrer trop sévères. Ils ne le seront pas du tout et Isma’ ya Rida est unanimement classé parmi les grands titres du patrimoine littéraire libanais.

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166