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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Saïd Takieddine : l’écrivain “étincelant”
« J'ai fait faillite et payé mes dettes. J’ai eu faim. Je me suis empiffré. J’ai passé 53 jours et 54 nuits en prison. Je me suis associé avec un Américain. J’ai tiré sur un Chinois. J’ai fraternisé avec un Philippin. »

Par Jabbour DOUAIHY
2009 - 06
Né en 1904 dans le village druze de Baakline auquel il se sentira toujours attaché, Saïd Takieddine est l’aîné d’une famille (nombreuse, dont un futur ministre, Bahige) de notables dont il héritera, selon ses dires, l’amour des livres plus que « les tapis, le damas ou les soies ». D’ailleurs, le besoin d’argent qui le talonnera tout le long d’une vie passée parfois au bord de la misère lui fera emprunter un parcours d’« exilé économique », comme on pourrait l’appeler aujourd’hui. C’est l’expérience d’une véritable saga aux antipodes et qui durera, dans une première phase, 22 ans de sa vie, qui alimentera ses écrits en tout genre. Qui mieux que Takieddine lui-même, avec des touches nerveuses en guise de phrases, pour retracer l’essentiel d’une vie en un paragraphe : « J’ai importé toutes sortes de marchandises. J’ai ouvert une station-service. Un cinéma (il introduira le cinéma parlant ambulant à Manille). J’ai été marchand sur les chemins. J’ai navigué. Volé. Voyagé à cheval. À dos de (taureau). Je me suis enrichi. Appauvri. J’ai spéculé en Bourse. Cherché l’or. Pris une assurance-vie en prévision d’un suicide. Fait faillite et payé mes dettes. J’ai eu faim. Je me suis empiffré. J’ai passé 53 jours et 54 nuits en prison. Je me suis associé avec un Américain. J’ai tiré sur un Chinois. J’ai fraternisé avec un Philippin. J’ai été nommé consul du Liban. J’ai haï, j’ai aimé Béatrice Joseph. On s’est mariés en secret. On a eu une fille (Diana, la pianiste bien connue). J’ai composé deux pièces de théâtre et vingt nouvelles. » L’enfant prodigue rentrera au Liban ou il s’engagera dans le Parti national syrien d’Antoun Saadeh. Il se fera surveiller de près par les autorités, fera le journaliste, le militant pour la Palestine, se sentira vite à l’étroit avec la discipline de parti avant de repartir en 1958, cette fois ci pour le Mexique puis pour l’île de Saint-Andres pour y mourir d’une attaque cardiaque en 1960.

Selon le romancier libanais Toufic Youssef Awad, les héros de Saïd Takieddine lui ressemblent : « Comme lui, ils sont rebelles, aventuriers, rêveurs », son ombre large plane sur tous ses récits, et son rugissement se fait entendre derrière chaque voix. À l’image de ce jeune villageois Khaled dans la pièce de théâtre de jeunesse, Sans l’avocat, et qui, après une rivalité amoureuse avec le fils du bey local, harangue les paysans et défait la mainmise des féodaux. Ou précisément, cet émigré Wassim, dans la pièce À la santé de l’ennemi, qui annonce avec son retour dans « la vallée des Cèdres » le triomphe de l’amour et la fin des rivalités de famille autour du poste de garde-champêtre (!). Avec deux ou trois autres pièces de moindre importance et toujours avec une trame trop accidentée, des retournements peu vraisemblables et un dialogue envahissant, Saïd Takieddine aura été un des premiers au Liban à s’aventurer dans l’écriture dramatique.

Avec le genre narratif, il aura plus de concurrents, mais trouvera dans la nouvelle une expression bien plus accomplie de son génie littéraire et surtout de son style incisif. Il avait d’ailleurs du genre court une conception plus élaborée avec surtout la nécessité d’un plan préétabli, une idée du rythme qui lui fait comparer la nouvelle à une sonate (de Beethoven) pour investir l’excipit d’une force de détonation qui doit emporter l’adhésion du lecteur. Inspirés de ses expériences personnelles, des petites guerres de la montagne druze (Le défunt), du quotidien de son exil philippin, des affres de la guerre qu’il avait vécue avec l’invasion japonaise de Manille (Vague de feu, La malédiction d’un livre) ou la privation qu’il avait tant endurée, les récits courts bien taillés qui versent parfois dans la mythologie fantaisiste (Taabrous) jonglent avec l’ironie, le trait agile ou la description tumultueuse.

Saïd Takieddine ou « l’écrivain étincelant », selon le poète Ounsi el-Hajj. 


 
 
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