Lettre de Salamanque : Dernier verre au café du Brouillard
Par Jean-Pierre Perrin
2019 - 07
À Salamanque,
au coin de la rue Bordaderos et d’une placette longeant le couvent des
Ursulines, le café du Brouillard, la Niebla en espagnol, sert les meilleurs
Negroni du pays. Et c’est pour la qualité de ses cocktails et l’ombre précieuse
de sa terrasse que l’on y vient. Mais personne n’a un regard pour la statue qui
regarde les buveurs et le représente dans toute sa sévérité, lui, dont le roman
le plus célèbre a donné son nom au bistrot. Sa maison est à quelques mètres.
C’est là que, pressentant que la guerre civile allait être encore plus
terrible, il se laissa emporter par le chagrin, la dernière nuit de l’année
1936. La veille, il avait écrit sa dernière lettre et, quelques jours plus tôt,
son ultime poème.
Miguel de
Unamuno était aussi philosophe, dramaturge, romancier, journaliste, professeur
de grec et de basque, philologue, et homme politique… Il fut aussi recteur, par
deux fois, de l’Université de Salamanque, l’une des plus vieilles d’Europe, et
à deux reprises révoqué, par les Républicains, puis par Franco. Ce n’était donc
pas un intellectuel aux mains blanches. Il connut l’exil, fut condamné, lui, le
catholique passionnel, par le Saint-Office. Mais on ne le lit plus beaucoup. Il
n’est plus à la mode. À tort puisqu’Alejandro Amenábar, sans doute le meilleur
réalisateur espagnol du moment, vient de lui consacrer un film qui sortira fin
septembre.
Mientras dure
la guerra (Tant que dure la guerre) relate les trois derniers mois de la vie du
philosophe à l’heure où le coup d’État franquiste vient de s’emparer d’une
partie de l’Espagne et de faire de Salamanque sa capitale. La vie d’Unamuno,
c’est la tragédie d’un homme en reflet à la tragédie de son pays qui va le
traverser de part en part à la manière d’une balle de fusil.
Les faits : ce
12 octobre 1936, les franquistes célèbrent la « journée de la race espagnole »
dans le grand amphithéâtre de l’Université de Salamanque. Ce jour-là, Unamuno
n’a pas prévu de parler. Cela fait déjà trois mois que la guerre civile étripe
l’Espagne. La rébellion franquiste, le vieux philosophe, qui fut socialiste et
le grand intellectuel de la République espagnole, l’a soutenue. Parce que la République
lui faisait peur. À cause des grèves, des violences, des incendies d’églises,
désordres qu’elle a suscités et auxquels elle est incapable de mettre fin. Il
croit que les militaires vont réinstaurer l’ordre et regagner leurs casernes.
Et que ses amis républicains arrêtés seront relâchés peu à peu. Il se trompe.
Mais ce 12
octobre 1936, le voilà qui prend brusquement la parole dans l’amphithéâtre
bondé de phalangistes et de militaires. Il vient d’entendre le cri terrible de
Viva la muerte (Vive la mort) lancé par l’auditoire parmi laquelle se trouve le
général Millán-Astray, l’officier le plus décoré du pays, spectre incarné de la
guerre : il est borgne, a perdu un bras et des doigts à l’autre main. Il
l’attaque frontalement : « À l’instant, je viens d’entendre un cri mortifère et
insensé : “Vive la mort !” Et, moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes,
je peux vous dire avec l’autorité d’un expert que ce paradoxe incongru me
répugne. » Il ajoute : « Le général Millán-Astray est un infirme. Tout comme
l’était Cervantès. Un infirme qui n’a pas la grandeur spirituelle de Cervantès
est porté à rechercher un terrible soulagement en multipliant les mutilés
autour de lui. Millán-Astray aimerait recréer l’Espagne de toutes pièces, une
création à son image et à sa ressemblance ; c’est pour cette raison qu’il
souhaite voir une Espagne mutilée. »
Il faut
imaginer la scène de son repentir. Un vieux philosophe, petit, chétif, fatigué,
fragilisé par la mort de Concha, son épouse, et de plusieurs de ses neuf enfants,
totalement seul et faisant face à une horde de loups menaçants. Il continue :
« Voici le temple de l’intelligence, et j’en suis le grand prêtre. C’est vous
qui en profanez l’enceinte sacrée. Vous vaincrez parce que vous avez plus de
force bestiale qu’il n’en faut. Mais vous ne convaincrez pas. Car pour
convaincre, il vous faudrait ce qu’il vous manque : la raison et le droit dans
votre combat. »
C’est la femme
de Franco qui le sauva du lynchage. Mais il fut chassé de son université, de
son logement, assigné à résidence et tous ses amis se détournèrent de lui.
Bravant les regards hostiles, il continua d’aller chaque soir jusqu’à sa mort
dans un autre café de Salamanque, le Novelty, sur la magnifique Plaza Mayor.
Quelques rues
plus loin, en face de l’université, on trouve la statue d’une autre figure :
Fray Luis de Léon. Grand théologien mais aussi philosophe, philologue,
économiste, juriste, musicien, poète, il fut le plus bel exemple d’humanité du
Siècle d’Or, enseignant que Dieu ayant créé les hommes égaux, la loi devait
s’appliquer à eux de la même manière. L’inquisition s’en mêla et on le jeta au
cachot pendant cinq ans. Une fois blanchi et quoiqu’affaibli, il retrouva ses
chers étudiants et, pour signifier que ni la geôle ni les tortures ne l’avaient
changé, il commença son cours par cette extraordinaire formule : « Nous le
disions hier et nous le dirons demain. »
À leurs
époques fussent-elles terribles, Unamuno et Fray Luis ont témoigné au péril de
leur vie qu’il ne faut jamais se taire, que « le silence est le pire des
mensonges ». On dirait qu’ils s’adressent encore aux dirigeants européens qui,
comme l’a montré la récente réintégration de la Russie dans le Conseil de
l'Europe – celui-ci ressemble désormais à une chambre d'enregistrement des
violations du droit international –, campent dans une lâcheté silencieuse
non seulement face à Poutine, mais aussi à Trump, sans parler de la désertion
accablante de ce Conseil du théâtre du Proche-Orient. Maigre consolation avec
un dernier verre au café du Brouillard.