FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Le point de vue de...
Briseurs d'empires


Par Jean-Pierre Perrin
2016 - 05
C’est passionnant d’écrire un livre sur la conquête par Alexandre le Grand de ce qui s’appellera l’Afghanistan. Cela permet d’être à ses côtés quand il guerroie sur les rives de l’Oxus, quand il épouse Roxane «?la resplendissante?», quand il lit Hérodote sous sa tente, quand il poursuit le satrape rebelle Bessus avec la même détermination que celle que George W. Bush et Obama montreront avec Ben Laden. Et de revisiter avec lui les batailles qu’il menait en première ligne, les montagnes de l’Indu Kush qui manquèrent engloutir son armée, les villes qu’il a fondées, Hérat, Kandahar, Kaboul et aussi Bactres, l’actuelle Balkh, la fabuleuse capitale de ce royaume gréco-indien qui durera sept générations.

À Balkh, il fit bâtir une acropole, une agora, un théâtre, des bains, des temples au point que la vieille cité devint la rivale de Babylone ou Ninive et, bien plus tard, les conquérants arabes l’appelèrent Oum al-Balad, « la mère de toutes les villes?». C’est de là qu’il partit pour conquérir les Indes et livrer bataille au célèbre roi Pôros et ses 200 éléphants. Avant Alexandre, Balkh avait déjà un passé sans pareil. Le mythologique roi Kâous y fut exilé après avoir construit une tour d’une hauteur démoniaque pour combattre Dieu. Ici vécut et mourut Zoroastre, fondateur d’une religion qui incarna la pensée de l’ancien Iran avant qu’elle ne soit métamorphosée par le contact avec les Grecs. Plus tard, au début du XIIIe siècle, la ville vit naître le grand poète mystique Rûmi, alias Maulana, qui bouleversa le soufisme.

Mais aujourd’hui le cœur se serre en découvrant ce qu’est devenue la cité gréco-achéménide, où pèlerins et marchands se croisaient dans le capharnaüm des bazars, où les cultures et les religions s’épiaient, débattaient ensemble, s’empruntaient rites et coutumes. On ne la reconnaît plus dans cette bourgade moribonde, sale, suintant l’ennui, évincée du monde, rincée par les vents de sable avec, à l’affût derrière les tronçons avachis d’antiques remparts, les charognards noirs du désastre, croassant de haine et d’ignorance, les talibans et, demain peut-être, l’État islamique. 

L’opulente Bactres devenue la sinistre Balkh est l’endroit idéal pour méditer sur la chute des empires et la fragilité des civilisations. Ou sur ce grand mystère qui fait que le territoire où s’étendit l’extraordinaire civilisation née de la rencontre féconde entre la Grèce et l’Orient coïncide précisément avec celui du jihadisme contemporain, qui vit la création d’Al-Qaëda, la montée en puissance de Ben Laden, la rencontre des idéologues islamistes dans les camps de long de la frontière afghane, et même le passage de Mohammed Merah, venu s’entraîner avant de revenir en France tuer des enfants juifs. Est-ce un hasard, une facétie tragique de l’Histoire, une victoire de l’Ange des ténèbres sur l’Ange de Lumière de Zoroastre, le retour d’un passé refoulé qui veut prendre sa revanche??

Ce sont les hordes mongoles qui ont anéanti Bactres. Plus tard, elles iront détruire Bagdad et Alep. Elles font d’ailleurs penser aux légions de la mort de l’État islamique. Bien sûr, les jihadistes ne sont pas des envahisseurs étrangers. Mais il y a des concordances troublantes dans leur goût commun pour la cruauté et les massacres. Les Mongols venaient devant la citadelle d’Alep chaque matin égorger une centaine d’otages pour obliger les assiégés à se rendre. Les jihadistes font à peu près la même chose.

Les Mongols cassèrent des villes qui ne se sont jamais relevées, brisèrent des civilisations entières. Même s’il a essuyé quelques revers, l’État islamique, lui, a commencé la dislocation du Moyen-Orient. Il n’est pas impensable qu’il réussisse. Personne ne s’en inquiète vraiment en France où intellectuels et créateurs préfèrent se faire la guerre sur l'investissement de certaines grandes marques dans la mode islamique. Pierre Bergé, co-fondateur de la marque Yves Saint-Laurent, a sonné la charge en leur lançant?: «?Un voile, c'est une prison.?»

À propos de prison, Bactres vit aussi naître la poète Rabia Balkhi, première poète en langue persane de l’époque islamique. Déjà, vers l’an mille, elle cherchait à être libre, à vivre avec qui elle voulait. Amoureuse de l’intendant turc du royaume, elle lui écrivait les vers les plus ardents. Mais découverte par son frère, elle fut emmurée vivante dans une oubliette. Ayant réussi à se taillader les veines, l’amante adressa à son frère son ultime poème, calligraphié sur la muraille avec son propre sang?:
Puisse Dieu te rendre à ton tour
Amoureux d’un cœur de pierre comme le tien.
Puisses-tu te tordre dans la solitude
Et savoir ce que j’ai souffert.

Aujourd’hui, on emmure plus les femmes libres mais, de la Libye au Pakistan, on continue à les battre et à les lapider. À Balkh, les corolles d’un flamboyant s’inclinent et leurs notes rouges bénissent et effleurent délicatement, comme le feraient les plumes de l’ange de Lumière de Zoroastre, le sanctuaire de la princesse. Puissent les légions de l’ordre noir islamiste ne jamais la détruire.

Dernier ouvrage?: La Mort est ma servante. Lettre à un ami assassiné, Fayard, 2003
 
 
© Jean-Marc Gourdon
« Les Mongols cassèrent des villes qui ne se sont jamais relevées, brisèrent des civilisations entières. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166