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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Alexandre Najjar
2016 - 03
La justice égyptienne vient de condamner l’écrivain et journaliste Ahmed Nagy (31 ans), l’auteur de Rogers et de Génération Tahrir, à deux ans de prison au motif que les extraits de son roman Istikhdam el-hayat (L’Usage de la vie), publiés le 3 août 2014 dans l’hebdomadaire littéraire Akhbar el-adab, auraient «?violé le caractère sacré de la moralité publique?». L’auteur a fait appel de cette décision, mais, depuis le 20 février, il croupit en prison en attendant le verdict de la Cour d’appel.

Et la liberté de création??
 
Deux arguments militent pourtant en sa faveur?: le premier est que la justice doit être un frein aux dérapages de la censure qui, depuis des années, persécute nombre d’auteurs arabes, dont le prix Nobel de littérature, Naguib Mahfouz, lui-même, qui a vu son livre Awlad haretna interdit par le Sûreté générale égyptienne. Dans son poème «?Tatouage?», le poète syrien Al-Maghout a évoqué l’état de terreur dans lequel vivent ces écrivains?:

«?J’écris dans l’obscurité…
À chaque fois qu’on frappe à ma porte ou que les rideaux frissonnent
Je cache mes papiers avec mes mains…
Qui m’a légué cette peur???» 

Ce frein aux abus du censeur, c’est la Constitution égyptienne qui l’exige en vertu de l’article 65 qui dispose que «?la liberté de pensée et d’opinion est garantie. Toute personne a le droit d’exprimer son avis par la parole, l’écrit ou le dessin ou toute autre forme d’expression ou de diffusion?» et en vertu de l’article 67 qui proclame que «?la liberté de création artistique et littéraire est garantie?; l’État s’engage à veiller sur ses créateurs et à en protéger les créations?». Comment le tribunal a-t-il bien pu concilier entre la condamnation de l’écrivain et les articles précités de la Constitution qui consacrent la liberté d’opinion et la liberté de création??

Le réalisme n’est pas un crime
 
À cet argument constitutionnel s’ajoute un argument juridique relatif aux éléments constitutifs de l’infraction. L’acte d’accusation a prétendu que l’accusé est «?sorti des valeurs convenues et propage le venin de son stylo?». Le Parquet a requis sa condamnation sur le fondement de l’article 178 du code pénal égyptien, sur plainte d’un lecteur, qui a prétendu qu’en lisant les extraits incriminés, il aurait été victime «?de palpitations cardiaques et d’une grosse fatigue ajoutée à une baisse de tension?»… On croit rêver?! Dans cette même logique, Camus aurait dû être écroué pour le meurtre commis par Meursault «?à cause du soleil?»?; et toute lectrice sensible aurait été recevable à intenter un procès à Shakespeare pour venger la mort de Roméo et Juliette?! S’il fallait sanctionner les auteurs dont les lecteurs ont ressenti des «?palpitations?» à la lecture de leurs œuvres, ils seraient tous derrière les barreaux?! Car la vocation de l’art est précisément de secouer, de «?troubler?», selon la formule du peintre Braque. Il serait absurde de reprocher à la littérature d’être fidèle à cette vocation.

Au demeurant, rien, dans les passages incriminés, ne correspond à l’outrage à la morale publique dont on accuse Nagy. Ni l’élément matériel ni l’élément intentionnel ne sont réunis pour caractériser l’infraction qu’on lui impute. L’audace qu’on reproche à ce jeune écrivain est naturelle, elle est devenue commune dans la littérature arabe contemporaine. Comme lui, des dizaines de romanciers et de romancières arabes s’expriment désormais de manière crue ou satirique pour dénoncer les atteintes portées à la condition féminine et le harcèlement dont les femmes sont souvent victimes, ou pour aborder des questions relatives à la drogue, au corps, à la sexualité et à l’homosexualité. Nous ne pouvons plus, au XXIe siècle, écrire avec l’espoir d’être lus au Moyen-Âge. Si l’on admet avec Jean-Paul Sartre qu’un «?écrivain doit être en situation dans son époque?», comment reprocher à l’écrivain égyptien d’évoquer avec réalisme les questions qui préoccupent son temps?? J’ai utilisé à dessein le mot «?réalisme?». Car c’est de «?réalisme?» que le procureur Ernest Pinard, lors du procès de Madame Bovary, accusa Gustave Flaubert, qui fut finalement acquitté, comme si le réalisme était un crime, comme si parler des mœurs était en soi contraire aux bonnes mœurs. L’écrivain se doit d’appeler les choses par leur nom et de refléter le réel sans circonvolutions ni tabous. Que ceux dont «?le cœur palpite?», comme le lecteur plaignant, s’abstiennent donc de lire s’ils ne sont pas capables de discernement et s’ils ne sont pas prêts, à travers la lecture, à dialoguer avec l’auteur et à accepter ses opinions et sa peinture d’une situation réelle ou imaginaire?! Au surplus, Akhbar el-adab qui a accueilli les extraits est un hebdomadaire de haute tenue littéraire qui s’adresse à un public choisi constitué d’adultes avertis et lettrés dont l’esprit critique leur permet aisément d’estimer une fiction à sa juste valeur... Les articles 70 et 71 de la Constitution garantissant la liberté de la presse, le périodique était en droit de publier ces extraits. 

Réparer l’injustice
 
La sentence rendue par le tribunal égyptien est injuste?; celle que rendra la Cour d’appel sera d’une importance capitale. Les libertés fondamentales, consacrées par la Déclaration universelle des droits de l’homme et par la Constitution égyptienne, s’imposent à la justice comme elles s’imposent au citoyen. Si les juges eux-mêmes les transgressent, comment reprocher aux citoyens de ne pas les respecter?? Ahmed Nagy est innocent parce qu’il n’a fait qu’user de sa liberté d’expression. Des dizaines de journalistes et d’intellectuels au Liban, en Syrie, dans le Maghreb ou ailleurs ont payé de leur vie leur attachement à cette liberté?: il nous incombe de la respecter. Innocenter Ahmed Nagy, c’est reconnaître la primauté de cette liberté sacrée?; le condamner, c'est précipiter l'Égypte dans les bas-fonds de l'obscurantisme...

 
 
D.R.
La vocation de l’art est précisément de secouer, de « troubler »
 
2020-04 / NUMÉRO 166