FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Le point de vue de...
Sous le choc de Kiefer


Par Dominique Eddé
2016 - 01
Les bibliothèques se courbent sous le poids
les volumes sont écrasés par la charge du passé
poussière est devenue leur sueur
rigidité sont leurs pulsions
Ils ne connaissent plus de combat.
Ils se sont sauvés
sur l'île du savoir.
parfois ils en ont perdu leur conscience.
mais par endroits se dressent
d'eux des doigts humains
et montrent tout droit le mitan de la vie
ou du ciel

Ingeborg Bachman

C’est toujours bien de se laisser surprendre et de rebrousser chemin, en cours d’écriture, quand l’ouverture nous vient d’ailleurs. J’étais en train de rédiger un texte qui traitait de notre difficulté à penser le désastre, à le formuler, je m’apprêtais à reprendre les propos de Trump sur les musulmans qui ravivent le souvenir nauséeux de ceux d’Hitler sur les juifs, lorsque j’ai eu la chance de voir à Paris deux expositions consacrées à Anselm Kiefer. L’une sur le livre, à la Bibliothèque nationale de France, l’autre, chronologique et monumentale, au Centre Pompidou. Le choc et l’émotion m’ont fait renoncer à l’article que j’écrivais et commencer celui-ci. Pourquoi ? Parce que cet artiste allemand, né en mars 1945, est de ceux qui aident à tenir debout quand tout s’écroule. Il remet la pensée en marche au moment où elle est tentée d’y renoncer. Il nous rend moins seuls. Son œuvre n’est pas seulement d’une beauté saisissante en dépit ou à cause de sa forte mélancolie, elle est, bien que spectaculaire, obstinément intérieure et secrète. C’est un immense chantier où chaque objet, chaque toile tient de l’apparition. Avec cette constante et magique cohabitation des extrêmes : l’éphémère et l’intemporel, la cohérence et le hasard, la création et la dégradation, la vitalité et le deuil, l’exactitude et l’incertitude, l’investissement de soi et le recul. En résulte l’intensité et le calme de ce qui est passé par le feu. L’inquiétante paix des ruines. Kiefer traite de notre histoire, de l’histoire tout court, en traitant de la sienne. « Je ne peux rien faire d’autre que ce qui se passe à travers moi », confie-t-il dans un entretien, « la nature de l’art est de se mettre en danger ». Danger, c’est le mot qui convient. Il n’a pas reculé devant le danger des labyrinthes, du face à face avec l’horreur, ses victimes, ses fantômes, du terrible rapport de l’humain et de l’inhumain, l’un comprenant l’autre. Il l’a fait jusqu’aux limites du soutenable, au risque de l’incompréhension et du rejet, comme dans les années soixante-dix, avec ses toiles qui le montraient flanqué de l’uniforme de la Wehrmacht, singeant le salut nazi. Était-ce une provocation gratuite ? Non, c’était sa manière de se mouiller, de ne pas s’en sortir à bon compte. De mettre la mémoire à l’essai du miroir. Il le dit : « C’était pour briser le silence. » On comprend, en suivant son chemin, une décennie après l’autre, ce qu’il cherche à faire quand il évoque l’utilité de « réactiver un tout petit peu ce qu’ils ont fait pour comprendre la folie ». Il cherche à comprendre le « défaut de construction dans l’esprit de l’homme ». Il cherche à ne pas fuir en restant libre. Il cherche à associer sans confondre, à faire la différence sans diviser. D’où la présence côte à côte, dans la même vitrine, de ses livres conçus pour Heidegger, Paul Celan, Jean Genet ou Ingeborg Bachman. D’où sa recherche passionnée sur la Kabbale, lui, l’héritier d’un catholicisme étriqué, petit bourgeois. D’où sa toile géante, couleur blanc sale et charbon, qui met en scène les visages et les noms du meilleur et du pire de l’histoire allemande : Goering et Hölderlin, Von Schlieffen et Kant, Schiller ou Fichte. Et pour installer, derrière les barreaux, la ligne mouvante de l’horizon, il crée une nouvelle perspective qui ne se résume pas en une troisième dimension de l’espace, mais en une autre dimension du temps : cosmique. Celle que nous appelons en arabe le zaman, par opposition au temps de la montre, le waqt. Celle dans laquelle le vécu vieillit comme un métal ou une pierre, soumis aux intempéries. C’est la raison pour laquelle il vient toujours un moment où le fond de ses toiles – de ses forêts, de ses ruines – échappe à l’œil, s’en va ailleurs. La perspective dans la vision de Kiefer importe à l’intérieur du tableau le cadre qu’il abolit dehors, elle tient du roc et de la poussière. C’est la lune derrière un nuage. C’est le territoire des origines à la merci d’une bombe ou d’un pavot. « Nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré », écrivait le poète juif roumain, en 1945, dans Fugue de la mort. Cette « tombe dans le ciel », Kiefer l’a saluée avec de la paille, des cheveux, de la cendre, du métal. Consacrant plus de la moitié de son temps à fabriquer des livres – « à mi-chemin de la sculpture et du tableau » – il recueille le temps, comme de la pluie, goutte à goutte, sous des draps de plâtre et de plomb. Sur les pages ouvertes, qu’il nous est donné de voir, la vie résiste à la mort en n’ayant plus d’âge. C’est peu dire que je comprends le « désillusioniste », c’est ainsi qu’il se décrit, quand il dit qu’il n’a jamais commencé une œuvre qu’à partir d’un choc et d’un constat d’impuissance. Il fallait les deux pour que sa force incline et penche du côté des perdants, au cœur brisé de la poésie.
 
 
BIBLIOGRAPHIE
 
Anselm Kiefer de Daniel Arasse, éditions du regard, 2012, 344 p.

Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan d’Andrea Lauterwein, éditions du regard, 2006, 253 p.

Anselm Kiefer, Stertenfall, incluant un entretien avec Pierre Assouline, éditions du regard, 2007, 373 p.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166