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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le principe et le compromis


Par Antoine Messarra
2007 - 01
Quels sont nos repères, nos normes, nos références dans la vie privée et dans la vie collective ? L’exiguïté géographique du Liban, sa composition multicommunautaire et notre expérience historique font que nous sommes pétris dans le compromis. Nous vivons en plein dans la grandeur et les servitudes du compromis, sur la pente glissante qui va du compromis à la compromission.

L’entrecroisement des intérêts dans un petit pays, l’enchevêtrement des liens de parenté, d’amitié et d’échanges, la multi-appartenance des citoyens à plusieurs organisations sociales et la force des pressions extérieures ont fait que le Libanais se trouve être trop accommodant, sans aucun seuil de tolérance. Certains accords ont été une alliance impossible entre un État et son contraire. C’est par excès de tolérance, au sens médical, que le Liban a connu un excès de violence. En effet, l’accommodement sur des problèmes non négociables par nature fait ajourner ainsi à plus tard un conflit qui explosera avec plus de violence, car il sera surchargé des séquelles et des dysfonctions accumulées du passé.
    
Le Liban est l’exemple d’un système qui a poussé la procédure de l’accommodement à l’extrême. C’est, sous un certain angle, un énorme avantage qui doit dissuader à l’avenir tout occupant et tout envahisseur : les Libanais, quoi qu’il arrive, finiront par s’entendre malgré tout et contre tous, tellement ils sont pétris dans les habitudes de tolérance et de négociation. Mais c’est un grave danger car il y a une limite à la négociation : la souveraineté elle-même, l’unité du pays, le principe de légalité et le respect des symboles fondamentaux.

Selon G. Simmel, le compromis est « une des plus grandes découvertes de l’humanité ». Il exige en effet une forte volonté et du courage pour dominer les passions, les intérêts, les haines, amertumes et rancœurs et retrouver la sérénité requise pour un débat positif et rationnel. Il exige une force d’âme pour reconnaître que les torts ne sont pas seulement de l’autre côté, la distinction entre l’essentiel et le secondaire et la négociation sans renier les principes. Le compromis garde la porte ouverte à des négociations futures et les clauses qui manquent de clarté permettent les interprétations, parce qu’on sait que « l’indispensable ambiguïté » peut sauver l’essentiel et que les accords imparfaits sont les seuls accords pratiques.

Notre expérience pragmatique, à la fois riche et douloureuse, nous permet, à travers des cas vécus et expérimentés, de tirer des leçons. Or, au lieu de leçons, nous persistons dans les ma’lech (ça ne fait rien), baynâtina (entre nous), shatâra (faire le malin), masshîha (faire passer), musâyara (complaisance). Nous continuons à pratiquer le tazâki (se croire plus intelligent que le type de l’autre communauté) et à nous justifier par le wâqi’ (la réalité) et les thurûf (les circonstances).

Tout un arsenal de proverbes du terroir exprime les heurs et malheurs de notre histoire accommodante et de notre tempérament à la fois libre et asservi. On peut citer ces proverbes : « Quand la tempête surgit, ferme ta fenêtre » ; « Ton proche voisin vaut mieux que ton frère lointain » ; « N’étends pas les pieds au-delà des limites de ton tapis » ; « Tout ce que tu ajoutes en surplus est un appauvrissement... »

Tout, autour de nous, se fond dans une vision accommodante de la vie. Les problèmes sont aseptisés, on évite de donner à réfléchir. On reçoit chez soi la mort en direct, et le choc passe, vite remplacé par un autre. L’inconscience est érigée en règle de vie. Le ma’lech peut dégénérer en désinvolture caractérisée, en irresponsabilité et en drame national. La cogitation hic et nunc, ici et maintenant, n’est pas de la réflexion qui, par essence, implique un recul et une pensée au-delà des contingences de l’instant. À l’encontre de la primarité de notre tempérament, réfléchir, c’est penser à long terme.
    
Il ne s’agit plus de dénigrer, mais de rechercher une éthique du consensus et des pactes, une éthique faite de loyauté et de reconnaissance réciproque, une « éthique de conviction », selon l’expression de Max Weber. C’est là un garde-fou à l’encontre de la dégénérescence du meilleur de nos traditions.
    
S’il est un principe de chaque régime, selon Montesquieu, quel est donc celui qui fonde la société libanaise ? Dans les sociétés contemporaines ravagées par toutes sortes de conflits, notre histoire et notre expérience permettent d’élaborer une éthique de la négociation, du compromis et de la vie nationale commune, une éthique à concrétiser dans une pratique vécue et assumée.

La norme organise la vie publique et assainit les relations dans la vie privée. Combien on résoudrait de problèmes si, à ceux de nos amis, connaissances, voisins et parents qui viennent solliciter un arrangement équivoque, on pouvait répondre, comme le président Fouad Chéhab : « Que dit le Livre ? » Il entendait par là la Constitution et, plus généralement, la norme.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166