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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Antoine Courban
2007 - 04
Un émiettement généralisé opère sous nos yeux une sorte de dissection segmentaire de la planète avec une recomposition dont le profil est encore obscur. Néanmoins, ce qui se déroule au cœur de Beyrouth représenterait une répétition générale de ce qui pourrait advenir ailleurs. Parlant de notre capitale et de son école de droit, le poète byzantin du Ve siècle, Nonnos de Pannopolis, écrivait?:  «?La discorde qui défait les États ne cessera de compromettre la paix que lorsque Béryte, garante de l’ordre […], fortifiera les villes du rempart de ses lois.?»

En effet, l’ordre politique est un ordre urbain, celui de la polis, de la  «?cité?» régie par la règle du droit et gouvernée selon la loi. L’ordre politique n’est pas celui d’une chefferie tribale. Avant de relever d’une identité particulière clanique, ou d’être un simple consommateur, tout membre de la communauté politique est avant tout citoyen d’un lieu organisé et structuré.

C’est la conception même de l’État dans sa dimension universelle qui est l’enjeu de la crise libanaise actuelle. Cette universalité, qui rassemble les différences tout en les assumant, se voit contester dans sa légitimité par la pulsion morbide de l’Identitaire. La socialisation, notre mode d’être ensemble, perd actuellement le rôle central qui était le sien. La culture globalisante et l’idéologie qui la sous-tend impliquent une conversion des individus en unités distinctes et négligeables. Une telle mutation a changé notre rapport à la?polis, à la  «?ville?», à l’essence même du concept de civilisation. 

Quand les barbares Hiong-Nou (Huns) arrivèrent, pour la première fois, devant l’ancienne capitale chinoise Chang’Han, ils furent pris de panique à la vue de  «?La?» ville. Ils préférèrent retourner dans leurs steppes, là où l’allégeance va aux chefs de hordes et aux forces de la nature.

Quand, sous l’empereur Justinien, Drocton le barbare arriva avec sa tribu devant Ravenne, capitale de l’Italie byzantine, il vit les grandes avenues à portiques, les arches, les chapiteaux, l’or des mosaïques, les forums, les grands cyprès et les marbres polychromes. Ce qui s’offrait à sa vue était ordonné?; la nature y était redéfinie par l’action structurante de l’homme. Drocton voit la lumière caresser la façade des monuments. Il voit l’architecture complexe et se laisse immerger dans le vide central des forums, là où le ciel et la terre communiquent ensemble. Comprend-il ce qu’il voit?? Peu à peu, s’opère en lui une authentique conversion. Il sent, au cœur du vide des places publiques, l’action silencieuse du génie urbain, de cette  «?intelligence immortelle?», comme le dit Borgès, sans laquelle aucune ville ne saurait exister. Il comprend que ce qui s’offre à ses yeux est un projet, une épiphanie ordonnée et articulée de l’univers lui-même?: la Ville. Soudain, il saisit toute l’humanité et toute l’universalité du projet urbain. Son admiration se transforme en dévotion inconditionnelle. Son intuition lui dit qu’au sein de la Ville,  «?il sera chien ou enfant?» car le temps n’y est plus une simple répétition du passé. Le futur, entre les murs de la Ville, est le lieu privilégié de tous ces possibles que la liberté humaine est en mesure de déployer. Il réalise que la Ville vaut mieux que toutes les forêts et toutes les fondrières de sa Germanie natale. Drocton le barbare décide alors de couper le cordon avec la Tribu-Matrie afin de devenir enfant de la Cité-Patrie. Dans un geste de trahison inouï, il abandonna sa tribu afin de défendre la Ville et non l’envahir. Il avait compris que l’homme libre se devait de protéger un tel projet, fût-il celui de son pire ennemi. Sur sa tombe, devant Saint-Vitale, on inscrira plus tard?:  «?Il renia les siens pour nous aimer, élisant pour patrie Ravenne.?»

Tant que les membres des différentes tribus libanaises ne sont pas disposés à trahir l’identité grégaire et fusionnelle de leurs appartenances sectaires, le Liban n’existera pas comme État de droit. L’identitaire tribal nous menace dans ses imprécations, par sa définition du statut de la personne humaine. Il condamne l’être humain à n'être que  «?le support ou l'incarnation d'une identité collective?» (F. Thual). Il réduit l’individu et le citoyen à n'être que le serviteur zélé du groupe.

L’identitaire  «?détruit tous les fondements de la modernité et de la citoyenneté. En affirmant le primat absolu du groupe sur l'individu au nom de la survie d'une identité, il est en train de générer des totalitarismes qui seront aussi meurtriers que ceux qu'a connus l'Europe dans les années trente?» (F. Thual). En redéfinissant cet  «?être ensemble?», l’identitaire nous entraîne, non seulement vers une  «?re-tribalisation?» mais aussi vers un authentique  «?ré-ensauvagement?».

Est-ce là notre horizon collectif en ce XXIe siècle?? Pour François Thual, la question est posée de manière lancinante à tout homme libre et  «?à tous ceux qui s'honorent d'une citoyenneté fondée sur la loi et non sur l'identité?».
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166