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Le spectre de l’autocar


Par Michael Young
2007 - 05
Rien n’aurait mieux reflété l’état de la mémoire collective libanaise envers la guerre civile, 32 ans après ses premiers morts, que le délabrement avancé de l’autocar de Ain el-Remmaneh exposé à l’hippodrome de Beyrouth le 13 avril dernier.

Dans un pays qui n’a jamais vraiment organisé un processus de réconciliation nationale à la fin de sa guerre en 1990, il y a souvent eu une tendance à confondre mémoire, justice et conciliation. Cela a surtout été visible dans l’invitation ces dernières années à créer une commission nationale de vérité et de réconciliation, comme en Afrique du Sud ou au Guatemala. Cependant, la mémoire et la réconciliation sont deux choses très différentes. Certaines sociétés peuvent se rappeler, mais n’ont pas la capacité de se réconcilier officiellement. Le Liban en fait partie.

Au moment de l’Indépendance en 1943, et même avant, la classe dirigeante libanaise devait imaginer un système politique qui pouvait gérer les dissonances d’une société basée sur la coexistence entre diverses communautés religieuses. Les politiciens avaient deux choix : imposer un Etat central fort pour étouffer les identités confessionnelles ; ou créer un Etat qui refléterait la réalité sociale, dans lequel les communautés seraient fortes aux dépens du pouvoir central. En choisissant la deuxième alternative, ou plutôt en acceptant sa fatalité, ils ont peut-être posé des obstacles à l’émergence d’un Liban moderne ; mais il faut aussi y reconnaître un remarquable avantage : à la différence d’autres pays multiconfessionnels dans la région qui ont essayé, sans jamais réussir, à éliminer les identités confessionnelles par le biais de régimes nationalistes autoritaires, le Liban, lui, est resté relativement démocratique.

Quand la guerre civile s’est terminée en 1990, cette autonomie communautaire (qu’il ne faudrait pas confondre avec confédéralisme communautaire) a fait que les Libanais avaient forcément des différentes façons d’interpréter leur propre conflit. C’est pour cela que chercher aujourd’hui à réconcilier la société nécessiterait de raccommoder des interprétations souvent irréconciliables de l’histoire de la guerre, pour ne pas dire de l’histoire du Liban en général. Loin de pouvoir arriver à un récit unificateur, cet effort ne ferait qu’accentuer les divergences. Ne parlons pas de la tentative puérile et périlleuse de chercher justice en poursuivant d’anciens chefs de guerre libanais.

Mais beaucoup moins compréhensible est le fait que la guerre n’a été que très peu abordée dans la culture. À part quelques rares exemples – dont on peu citer le roman de Youssef Bazzi, Yasser Arafat m’a regardé et m’a souri, le roman d’ Elias Khoury Un parfum de paradis, et sa pièce Les Mémoires de Job, mise en scène par Roger Assaf, les pièces de Ziad el-Rahbani, les films Petites Guerres de Maroun Baghdadi ou West Beirut de Ziad Doueiri –, nous faisons face à une amnésie culturelle assez surprenante, d’autant plus surprenante que la guerre aurait dû être une mine intarissable d’inspiration pour les romanciers, cinéastes, peintres, dramaturges, musiciens et autres.

Pourquoi cela devrait-il faire une différence ? Parce que si l’hétérogénéité sociale ne permet pas réellement une harmonisation entre les récits de guerre, la culture, elle, s’épanouit dans la diversité et le désordre. À la place d’une tentative vaine de penser à instaurer une commission de vérité et de réconciliation, il aurait été tellement plus salutaire que la culture serve comme médium de mémoire – médium qui permettrait, celui - là, de présenter d’innombrables témoignages sur le conflit, mais de manière individuelle, flexible, indépendante et multilatérale, sans le poids d’une institution paraétatique pour alourdir le processus.

À travers la culture, les Libanais auraient pu mieux nourrir leur récits personnels de la guerre et, à travers cela accéder à une compréhension commune de leur conflit, sans avoir à imposer à la société les clivages issus d’une pensée unique que toute réconciliation institutionnelle cherchera forcément à imposer.
 
 
 
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