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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Perspectives croisées


Par Chibli Mallat
2007 - 08
Une année d'exil doré dans une université américaine donne au moins cet avantage : voir le Liban, dans la métaphore de la Démocratie en Amérique, comme ce « voyageur qui, en sortant des murs d’une vaste cité, gravit la colline prochaine. À mesure qu’il s’éloigne, les hommes qu'il vient de quitter disparaissent à ses yeux... il discerne avec peine la trace des rues : mais son œil suit plus aisément les contours de la ville, et, pour la première fois, il en saisit la forme ».

Les Libanais s'imaginent que Washington est hautement préoccupé par le Liban. Les moindres paroles de l'Administration américaine, même celles de responsables subalternes, sont reproduites en manchettes dans nos journaux. Or ce Liban-là n'existe pas aux États-Unis, préoccupés par la bataille présidentielle à l'intérieur, et la question irakienne à l'étranger. Le marasme irakien est d'ailleurs intimement lié à la bataille présidentielle, et la persistance double de cette priorité permet de mieux « concevoir », dans la métaphore de Tocqueville, « une idée claire du tout ».

Les médias américains n'ignorent pas le Liban, mais seuls les actes de violences spectaculaires, tels les assassinats de dirigeants politiques, ou l'attentat contre la Finul, méritent leur attention, pendant un jour ou deux. L'intérêt se dissipe ensuite, et on revient à la vision du Moyen-Orient dans la perspective purement irakienne. Même le conflit israélo-arabe, le Darfour ou la confrontation avec l'Iran sur le nucléaire sont secondaires par rapport aux sacrifices américains en Irak.

Le contraste avec la couverture de presse libanaise, télévisée et écrite, n'en est que plus frappant. Malgré la désaffection palpable des Libanais vis-à-vis d’une scène politique affligeante, leur attention à tout signe extérieur les concernant demeure soutenue. En revanche, l'Irak et la question palestinienne ne suscitent pas leur intérêt. Les malheurs du pays pendant trente ans expliquent certes ce nombrilisme, mais il demeure nécessaire de relier les perspectives croisées, pour mieux comprendre et mieux agir. L'avenir de l'Irak, nous en mesurons déjà l'importance au Liban. Avec Saddam Hussein au pouvoir, déjà, on ne pouvait imaginer le départ des forces syriennes. Si le tremblement de terre à Bagdad a eu l'avantage d'insuffler la liberté dans le pays, les travers de la révolution du Cèdre ont rendu la suite moins réconfortante : pour la première fois dans l'histoire moderne de notre pays, le sunnisme et le chiisme sont entrés en conflit violent. On ne peut d'ailleurs comprendre l’attitude mesurée de la politique iranienne au Liban, qui est réelle, en dehors de cette crainte d'un conflit sectaire qui affaiblirait forcément l'Iran dans la région arabe en exacerbant les antagonismes entre Téhéran et l’ensemble des États sunnites, de l'Afghanistan et du Pakistan jusqu'au Maroc. Mieux comprendre est important. Mais comment agir en conséquence ? La question irakienne est grave, parce que le retrait de Washington renforcerait le camp de ceux qui appellent de leurs vœux une victoire en Irak contre « l'occupation étrangère », notamment les gouvernements syrien et iranien, et toute une panoplie de satellites, alliés affichés comme les partis islamistes au Liban et en Palestine, ou instruments plus flous comme les groupuscules extrémistes du genre qui est parvenu aux camps palestiniens du Liban.

Pour ce qui nous concerne, il faudra savoir résister avec sagesse, en s'attendant à d'autres convulsions régionales prenant forme dans le pays, en les anticipant par l'information honnête des gens et l'action ferme ancrée dans le droit. Cette résistance est active. Il ne faut pas hésiter à construire les éléments essentiels de la démocratie et de l'État de droit positivement, avec hardiesse. Le seul guide pratique de cet activisme est l'insistance sur la démocratie et le respect des droits de l'homme. Démocratie libanaise signifie l’alternance au sommet, bafouée depuis trois ans. Respect pour les droits fondamentaux se traduit forcément par l'accélération du recours à la justice internationale…

Avocat et professeur de droit, Chibli Mallat a passé l'année universitaire à Princeton. Son Introduction to Middle Eastern Law vient de paraître à Oxford University Press et ses Propos présidentiels sont sous presse à Dar al-Jadid à Beyrouth.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166