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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Paul Saadé
2007 - 12
«Il n’y a donc pas d’intellectuel au sens propre du terme au Liban?; ou plutôt, il faudrait dire que tout le monde s’érige en intellectuel dans la mesure où le plagiat est l’essentiel du contenu de la culture.?» Ainsi écrivait Joseph Maila dans Travaux et jours il y a plus de trente ans. «?Pour s’engager dans la voie de la culture nationale, l’intellectuel doit faire le très grand effort de son éducation intérieure?», poursuivait-il.

Ce phénomène apparaît toujours d’actualité. Les langues et l’identité au Liban participent à la donnée culturelle et manifestent par des représentations qu’elles véhiculent, des troubles et des symptômes. Une situation complexe qui dépasse l’événementiel politique de guerre. Or comment contribuer à cet effort?? Quel visage peut-il prendre??

Le nécessaire travail intérieur est celui de la subjectivité, celui du corps libanais pris individuellement, en ce qui se joue à l’autre scène, celle de l’inconscient. Et ça passe par une sortie du mensonge, celui d’une liberté n’ayant pas les moyens de l’être, se limitant au petit bonheur du conformisme ou de l’identitaire. Autrement dit, chacun a à prendre sur lui sa part de mal. Hannah Arendt définit le mot «?culture?» par prendre soin, entretenir, préserver. Elle indique une attitude de tendre souci, une manière humaine d’habiter le monde et non de s’en «?rendre comme maître et possesseur?». La psychanalyse freudienne et lacanienne à partir de la clinique conçoivent l’expérience du mal et de la haine au fondement du sujet et de la culture, d’où le déni permanent de cette propre origine. Ce qui veut dire que la culture est loin d’être un déploiement d’un idéal premier à base de liberté, de conscience ou de connaissance, mais elle apparaît bien comme le retournement d’un refoulement.

Or, me semble-t-il, l’histoire de la culture intellectuelle au Liban aujourd’hui s’éclaire à partir de ces théories. Un certain usage du savoir est pris pour de la culture. Il y a déni de ce que le travail de la culture appelle en chacun. Ce qui se traduit par l’usage sans retenue de l’autre et son appropriation en vue d’une domination sociale. Un comportement sans pudeur de l’avoir et du pouvoir, déniant dans les faits la réalité tragique de l’existence humaine par des fuites identificatoires dans l’imaginaire dont l’usage utilitaire d’une langue étrangère ou d’une technique peut constituer un des symptômes. Il est happé par l’effet du regard de l’autre en vue d’une position sociale au moindre coût.

Si le Libanais est désormais un «?docteur?», ce diplômé n’échappe pas à l’emprise du savoir idolâtre, c’est-à-dire à l’effet jouissant des images tant il ne s’est pas engagé dans un travail de culture au sens de ce qui a été dit plus haut. Il court-circuite ainsi le nécessaire travail à l’échelle individuelle, épreuve de soi incontournable, faite de deuils de la séparation infantile, et se précipite vers la position sociale la plus regardée, «?au-delà du principe de plaisir?». Cloisonné désormais dans les centres «?culturels?» et dans l’université, il préserve à son insu l’identitaire et le cimente dans le pareil au même. Le négatif inhérent à la rencontre avec l’autre différent est évacué et la résistance inconsciente au changement qu’apporte une éducation saine n’est pas traversée. Du neuf n’est pas créé et l’advenue de la subjectivation est ratée. Ne voyons pas le déplacement de sens que procure la venue d’une «?sommité?» étrangère quand le fait est celui d’alimenter le règne de l’image, là où le travail interne sur le négatif dans des rencontres entre Libanais et étrangers aurait permis de creuser le manque, de le signifier pour permettre la rencontre sans envahir l’autre. Pourquoi donc??

C’est que la culture impose des renoncements, conséquence du combat gigantesque de l’amour et de la haine en l’inconscient singulier du sujet. Or le schéma culturel et politique libanais du même ou du pareil est enivré à son insu par la pulsion de mort. Alors que le rejet du singulier, du «?manque-en-être?», de l’inconscient, ne demeure pas neutre, le prix devient exorbitant pour la société libanaise agonisante. Comment alors survire à un tel déchaînement??

L’expérience humaine de «?l’infans?» apprend que «?l’éducation intérieure?» est une sortie de soi à partir d’une entrée en soi et un passage qui les relie dans une itinérance. C’est un travail d’intériorisation acquise des savoirs et des avoirs, c’est une prise en compte de l’histoire libanaise de chacun, ajustée à partir d’un pâtir singulier de la psyché, lieu de «?l’anima?», faite d’affiliation et de désaffiliation, hantée par des absents qui demeurent actifs, ceux des cris des justes et des morts. Ce passage exigeant sans clôture vers un ailleurs, que dessine le travail de culture sur la nature, n’est pas assez pratiqué au Liban. Trop de stratagèmes de répétition inconsciente par effet de résistance le remplacent. La pesanteur sociale, certains choix politiques aberrants, le vernis francophone ou anglophone trouvent alors une interprétation. Alors que si nous prenions cette itinérance, un passé libanais peut alors passer et non plus repasser. La persécution des fils cessera, l’archaïque naturelle des pères et des mères nous sera épargnée, et la différence des générations est respectée.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166