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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Les mots aussi peuvent tuer


Par Michel Hajji Georgiou
2008 - 01
Oublier 2007, le plus vite possible, la fuir, l’enfouir le plus loin possible dans les profondeurs de la mémoire ? C’est là le souhait qui devrait venir spontanément à l’esprit de toute personne plus ou moins sensée, à l’aube du nouvel an.

Cependant, il y a des années qu’il vaudrait mieux retenir, ne jamais abandonner à l’oubli, pour mieux les marquer du sceau d’une certaine infamie, et éviter par conséquent d’en reproduire les schèmes tristes et sordides. Il en avait été ainsi de 2006, marquée par une volonté frénétique de déconstruire les institutions et l’espace du politique dans la rue, avec les pieds, dans un acte se situant aux antipodes de la citoyenneté.

L’an 2006 est devenu synonyme de l’explosion du délire des masses, de l’avènement d’une culture populiste faisant fi des usages les plus élémentaires de la démocratie consensuelle. Petit à petit, démocratie et consensus ont été vidés de leur essence, de leur substance, et remplacés par le culte des sondages, des pourcentages, du nombre.

Née des effluves répugnants de cette grande supercherie, l’année 2007 n’a fait que consacrer la déchéance. La contamination a ainsi atteint le discours politique, et, à défaut d’armes automatiques, c’est à coup de slogans, d’insultes, de sarcasmes que l’on massacre, impunément, d’autant que tous les garde-fous ont été emportés dans la confusion. En 2007, c’est avec les mots que l’on tue, désormais.

Encore, si les bretteurs avaient le bon goût de s’affronter dans le respect d’une certaine éthique, ou tout au moins mettre un peu d’éclat et de magnificence dans leurs échanges. Hélas, ils en sont complètement incapables. C’est avec toute la crudité, toute la laideur et la vulgarité du monde qu’ils se laissent aller à leurs logorrhées nauséabondes, sans aucune once de l’élégance d’un Cyrano. Le pire, c’est que les masses applaudissent à tout rompre, et continuent de porter aux nues ceux-là mêmes qu’elles devraient conspuer pour usage de la violence... ceux qui, gagnés par la fièvre de la démesure, polluent l’air et les esprits avec un verbe si niais qu’ils devraient fuir les tribunes au lieu de les accaparer.

Le plus grave dans la dérive populiste consacrée par l’année 2007, c’est donc cette violence symbolique et psychologique qui a infiltré les esprits d’une manière si insidieuse qu’elle a modifié les comportements des uns et des autres. Nous n’aurons jamais été aussi peu immunisés face à l’agressivité, au monolithisme, au sarcasme, au désir de voir l’autre souffrir, expier dans la douleur le prix de ses positions. Nous sommes passés, sans aucune préparation, d’une culture rachitique de la liberté à une certaine indiscipline teintée d’anarchie et de fascisme, et de l’acceptation de l’autre à la tolérance limite, puis à l’intolérance flagrante. Le résultat est gravissime et menace les fondements même de la société, puisqu’il suffit d’un rien – combien de fois faudra-t-il encore le dire avant qu’il ne soit trop tard –, pour que cette violence symbolique prenne d’autres formes plus difficiles à endiguer. Se réjouir d’un meurtre, qui plus est en direct à la télévision, n’est-elle pas la plus honteuse, la plus incivile, la plus exécrable des formes d’une violence à l’état latent ? Inciter, à travers un jeu vidéo, aux assassinats, n’est-elle pas la plus ignominieuse des manifestations de la haine, maquillée sous les apparats abjects du divertissement... ? L’émergence de signaux aussi inquiétants au coeur d’une société ne saurait être interprétée autrement que par une régression intellectuelle et civique à un état antérieur à celui d’une société, tout au plus une communauté d’individus et de clans en perte de sens.

À défaut d’en appeler aux voyants, devins et autres prophètes improvisés à chaque fin d’année pour espérer que cesse enfin la dévolution et que l’évolution prenne enfin son essor, il faut y mettre un peu du sien. Ce n’est pas le destin qui pousse une société à son auto-destruction. Le suicide est un acte volontaire. En ce début d’année 2008, ceux qui président aux destinées de ce pays, mais aussi et surtout ceux qui les élisent et les divinisent, devraient s’en souvenir.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166