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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Anthony Karam
2008 - 03
Comme si les annulations successives du Salon du Livre de Beyrouth «?Lire en Français?» ne suffisaient pas, voilà que le gouvernement libanais se joint au boycott d’éditeurs et d’organisations arabes du Salon du Livre de Paris, qui démarre le… 14 mars. Le motif? Israël en est l’invité d’honneur. Le problème dans cette «?non-participation?» (pour reprendre la superbe ellipse de Smaïn Amziane, directeur de Casbah Editions, à Alger), c’est que le gouvernement quatorze marsiste, par la voix de son ministre de la Culture Tarek Mitri, s’abîme une fois de plus dans des calculs internes, desquels il sort dans tous les cas perdant: qui croit un seul instant qu’en s’alignant sur le seul autre pays qui boycotte officiellement le Salon, c’est-à-dire l’Iran, le gouvernement fera taire les hululements purement opportunistes de l’opposition?

Le plus triste, le plus cruel, dans ce boycott, c’est bien sûr qu’il concerne un événement littéraire. Car le roman est, par excellence, le lieu de la liberté de l’esprit. Or, à quoi peut servir la littérature dans un monde en guerre, sinon à rétablir les nuances, stigmatiser les crispations, jeter des ponts entre les individus (là où il n’y en a presque plus), entre l’écrivain et les lecteurs, donner le droit au paradoxe, tordre le cou aux appareils, aux idéologies?

Dans un superbe texte écrit en défense de la manifestation parisienne, l’écrivain et poète marocain Tahar Ben Jelloun, critique inlassable de la politique israélienne s’il en est, explique à quel point «?les écrivains israéliens ne sont pas l’Etat israélien?», et c’est bien là le coeur de la problématique. Faire la guerre à la culture, c’est non seulement se couper de l’autre, mais figer définitivement les positions. Courte vue que cette ignorance de l’autre. Courte vue que de penser - comme si Freud n’était jamais passé par là - que faire comme si l’autre n’existe pas suffit à ne plus le faire exister vraiment. Alors que c’est précisément dans ce refoulement là qu’il nous travaille au plus profond.

Cette démarche qui consiste à nier préalablement et irrévocablement à l’autre son statut d’individu, ce refus de le reconnaîre dans son existence, dans sa nuance, dans sa diversité, dans sa complexité, revient à adopter précisément l’attitude qu’on lui reproche.Ne voir qu’un monolithe impérialiste là où, par-delà l’armée et sa brutalité, il y a une toile complexe d’êtres humains, empêche par exemple de reconnaître que quand on bombarde Haïfa ou Saint-Jean d’Acre, les victimes sont parfois arabes. Ceux-là mêmes qu’on prétend défendre. Parmi les auteurs israéliens, Yaël Dayan écrit en anglais, David Markish en russe, Ida Fink en polonais, feu Emile Habibi et Samih al-Qassim en arabe. Voilà aussi ce que le boycott nous empêche d’entendre; que, à certains égards, la société israélienne est une société comme les autres, et c’est ce que nous disent tous les jours sa littérature et son cinéma. Dans la délégation israélienne présente à Paris, on trouvera notamment des auteurs arabes comme Sayyed Kashua (Et il y eut un matin, Points/Seuil), qui, lui, écrit en hébreu (la «?langue du conquérant?», dit-il).

Au lieu de quoi on trouvera plutôt à la devanture de tant de grandes librairies beyrouthines (mais pas toutes!), la mauvaise littérature de Roger Garaudy, ou Le Protocole des Sages de Sion, faux célèbre et avéré, interdit dans la plupart des pays européens, instrument de propagande antisémite fabriqué de toutes pièces à la fin du XIXe siècle, et source de tant de pogroms. Au lieu de quoi on se farcira plutôt dans les cinémas libanais les sous-titres d’une société cairote capable de traduire un dialogue de film new-yorkais comme «?This neighborhood is full of Jews and Irish?» par «?Ce quartier est plein d’Irlandais?» ou encore «?It was his son’s Bar Mitzvah?» par «?Son fils n’est plus tout jeune?». Bravo pour la compréhension du monde extérieur.

Alors qu’un peu partout, en Israël, en Palestine, et ailleurs, les écrivains israéliens rencontrent leurs homologues palestiniens et arabes, le boycott ne fait que promouvoir l’incompréhension, consacrer les barrières chaque jour érigées par les politiques et les militaires. Pire encore, le boycott conforte Israël dans son statut de victime, duquel il joue tant et si bien, dans son statut de citadelle assiégée. L’inverse en somme du résultat recherché.

Se couper des auteurs israéliens, c’est assimiler Amos Oz à Ehud Olmert, c’est refuser d’entendre David Grossmann, quand, après la guerre de 2006 au cours de laquelle il a perdu son fils, il écrit «?défendre nos vies, mais aussi s'obstiner à protéger notre âme, s'obstiner à la préserver de la tentation de la force et des pensées simplistes, de la défiguration du cynisme, de la contamination du coeur et du mépris de l'individu qui sont la vraie, grande malédiction de ceux qui vivent dans une zone de tragédie comme la nôtre.?» Tant il est vrai que les hommes ne choisissent pas le côté de la frontière et du mur où ils naissent.

Ah, évidemment, on ne boycotte pas foires commerciales, événements sportifs ou forums internationaux, c’est le lieu littéraire de la réflexion et de l’échange dont on se coupe. Si, dans le cas du gouvernement libanais, il s’agissait d’autre chose que d’une surenchère interne, il aurait parfaitement pu garder son stand, et mettre en oeuvre une protestation de fond, avec projections des images de la guerre de 2006, bandes défilantes des «?unes?» des journaux de l’époque, etc. Une façon raisonnée et rationnelle de dire au monde entier pourquoi le gouvernement est contre la place d’honneur accordée à Israël au Salon du Livre. En lieu et place, il choisit l’absence, ce si grand tort. Alors même que, contrairement aux politiques ou aux financiers, les gens de culture sont le moins susceptibles de compromission. L’avenir? Il n’est que dans le dialogue, même indirect, à l’instar de cette exposition au Centre Pompidou (Les Inquiets-Cinq artistes sous la pression de la guerre, jusqu’au 19 mai 2008), qui réunit artistes israéliens, palestiniens et libanais, chacun cherchant à sa manière à contenir et contrecarrer l’oppression du conflit régional par une réflexion de fond évidemment critique sur ses méthodes de représentation.

Non vraiment, pour les obscurantistes, les idéologues, pour les va t-en guerre, une seule obsession: l’individu. Le voilà, le seul vrai ennemi: l’individu libre, d’une liberté éclatante et souveraine.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166