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Mirages d’Abou Dhabi


Par Richard Millet
2008 - 05
L’honneur est une valeur que l’Occident a perdue. Il a disparu avec la démocratisation des mœurs, le recul de la religion et les progrès du droit. En un temps où l’on se plaint d’une perte générale des valeurs, sa disparition ne paraît pourtant pas troubler grand monde. La raréfaction, la simplification de la politesse en sont par exemple un signe. Le bref « bonjour » par lequel on se salue ou commence à présent une lettre, en France, a de quoi déplaire à qui est habitué à la richesse de la langue arabe en cette matière. Au Liban, je jouis de tout un clavier de formules de politesse et de titres qui me font retrouver un monde plus humain, malgré les paradoxes souvent violents de la société libanaise.

Revenu à Beyrouth en ce mois d’avril pour un colloque que l’Université libanaise consacrait à mon œuvre, j’ai souvent entendu dans la bouche des intervenants, professeurs et étudiants, cette formule : « C’est un honneur pour nous que vous soyez ici. » « Tout l’honneur est pour moi, aan jadd ! » répondais-je en usant d’une autre formule qui, bien que toute faite en français, et contrebalancée par la formule libanaise, reprenait soudain tout son sens. Mon émotion à me trouver parmi ces femmes et ces hommes de toutes confessions se doublait d’une colère contre le fait que mon voyage ait dû être financé par les Libanais et non par les services culturels de l’ambassade de France. Au nom d’obscures raisons de « sécurité », la France refuse non seulement d’organiser le Salon du livre de Beyrouth, mais aussi de favoriser la venue d’écrivains français. Il est vrai qu’entouré de souriantes étudiantes de l’Université libanaise et de l’Université islamique, je me sentais extraordinairement menacé, et que je marchais dans les rues en m’attendant à tout instant à recevoir une rafale de klachen ou de M 16.

On peut se demander si ces allégations sécuritaires ne cachent pas autre chose : l’abandon du Liban par la France. La chose m’a déjà été suggérée en France par plusieurs responsables d’affaires culturelles. Le Liban ne serait plus une priorité culturelle française. On le voit déjà aux humiliantes difficultés rencontrées par les demandeurs de visas français. Quant aux Centres culturels français de Tripoli et de Saïda, ils ont été tout bonnement fermés. Tout serait désormais appelé à se jouer à Abou Dhabi : après le clonage du Louvre et de la Sorbonne, le grand Salon du livre français se tiendrait dans la capitale de l’émirat, pays stable et riche. On abandonnerait le Proche pour le Moyen-Orient. Ce serait dans la logique d’un monde qui, à la culture, préfère le culturel, c’est-à-dire une forme petite-bourgeoise, de divertissement. Choisir Abou Dhabi, c’est jouer l’absence de mémoire contre la légitimité d’une histoire partagée entre la France et le Levant, notamment avec le Liban. Cette « réorientation », outre qu’elle serait pour beaucoup un déchirement, marquerait la fin d’un millénaire d’échanges entre ces deux rives de la Méditerranée, la fin aussi d’une manière de voir les choses qui a lieu non pas uniquement en français, mais dans l’incessant va-et-vient entre l’arabe et le français.

Qu’on ne se berce pas d’illusions : Abou Dhabi n’appartient pas à l’aire francophone et ne sera jamais qu’un supermarché culturel de luxe, comme le Qatar et Bahreïn sont de délirantes répliques sportives et immobilières de l’Occident, le kitsch en plus. En outre, comme pour l’Arabie saoudite, il faudrait examiner de plus près leur rapport à l’humain pour être convaincu que la culture occidentale puisse y jouer un rôle –et par culture entendons aussi le droit et l’honneur en tant qu’il sont des vecteurs culturels.

Le nihilisme occidental est en train de trouver, là comme ailleurs, son accomplissement. Quant à l’honneur de la France, il est soluble dans les pétrodollars et la technocratie européenne. Comment un personnel politique médiocre pourrait-il être sensible, je ne dis pas à l’honneur, ce serait trop lui demander, mais à cette exceptionnelle affaire affective qui, hors tout paternalisme ou toute nostalgie, lie encore le Liban à la France ? Ce ne seraient pas quelques arpents de neige qu’abandonnerait la France, comme le disait bêtement Voltaire du Canada français : ce serait le cœur battant du Proche-Orient.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166