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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Corpus noir


Par Léonora Miano
2008 - 06
La France est le pays d’Aimé Césaire. En théorie. C’est le pays du mouvement vers l’autre, de l’amour de l’autre, de la reconnaissance de l’autre comme un reflet de soi-même. Et elle prouve tous les jours ce statut, en ouvrant les bras aux artistes du monde entier. Elle donne asile à leur inventivité, les choie et les célèbre comme jamais on ne l’aurait fait dans leur pays d’origine. C’est pourquoi certaines situations semblent incongrues, pour dire le moins. Ainsi, la maison Gallimard – dont on écrit le nom en tremblant quand on est soi-même un auteur originaire du lointain et l’obligé de la France qui a permis que le monde vous lise –, qui est l’éditeur le plus prestigieux de ce pays, édite une curieuse collection baptisée « Continents noirs ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit pas d’une collection de littérature étrangère, présentant des auteurs dont les textes ne sont pas initialement écrits en français. Un grand nombre de ces écrivains sont de nationalité française. Ce qui les réunit là, c’est leur origine, la couleur supposée de leur peau.

La France, où tous connaissent par cœur le Discours sur le colonialisme de Césaire, pratique l’anticommunautarisme le plus résolu. Débarrassée de ses oripeaux impérialistes, elle prône une littérature-monde en langue française. Il est donc surprenant que son éditeur phare1 ait choisi de créer, sur les bases les plus artificielles qui soient, un corpus littéraire noir. Personne ne s’en émeut. Les auteurs publiés dans La blanche2 ne savent même pas, quelquefois, que Continents noirs existe. Cette collection est une sorte de cimetière. Pour arpenter les allées d’un tel lieu, il faut éprouver le besoin de rendre visite à ceux des siens qui y ont été mis en terre. Les auteurs publiés dans Continents noirs sont, de fait, assignés à un lectorat de couleur, quand on peut penser qu’ils aimeraient, comme les autres, s’ouvrir au plus grand nombre. Ne pas être circonscrits à une prétendue origine, ou à une pigmentation dont on peut discuter le fait qu’elle dise quoi que ce soit sur les individus.

L’existence de ce corpus noir artificiellement créé et cependant indiscuté amène une foule de questions. Par exemple, on constatera le très faible nombre d’écrivains noirs nés en France et connus des lecteurs français. Les écrivains guyanais ou antillais de langue et de nationalité française ne sont pas reconnus comme étant nés en France. Même quand on s’empresse, une fois qu’ils ont quitté la vie, de proposer leur entrée au Panthéon. Leurs livres sont à trouver dans le rayon Afrique/Antilles des librairies. Le rayon des continents noirs. La littérature qu’ils produisent ne fait pas partie des Lettres françaises contemporaines. Lira-t-on bientôt le Cahier d’un retour au pays natal dans les classes de France ? On n’ose plus l’espérer. L’outremer, pour les Français de métropole, est une autre planète. Si la question de ses écrivains était soulevée comme elle le devrait, on aurait droit aux poncifs sur la distance, le fait qu’ils soient excentrés… Assertion que nul ne contestera. Telle est la raison pour laquelle nous nous interrogeons sur les écrivains noirs nés en France hexagonale.

En 2008, il est légitime de se demander si les Noirs de France ne savent toujours pas écrire. On ne compte plus les écrivains noirs américains. On commence à connaître ceux du Royaume-Uni. Et la France ? Le corpus littéraire noir, tel qu’évoqué ci-dessus – comme la littérature-monde en langue française –, semble très peu désireux d’inclure en son sein des auteurs urbains, ceux qui situeraient l’action de leurs romans dans les villes de France, et qui relateraient des histoires ancrées dans une expérience française dont ils sont les seuls dépositaires. Si les éditeurs français les plus importants ont tous au moins un écrivain noir dans leur catalogue, il s’agit souvent d’un auteur africain ou africain naturalisé. Ce qui revient au même, si on considère le regard porté sur eux. Pourtant, il y a des Noirs en France hexagonale. Depuis bien plus longtemps qu’on ne le pense. Au moins depuis le XVIIIe siècle3. Ils sont sur le territoire. Pas dans les romans.

Gallimard, en ostracisant la majorité des ses auteurs dits noirs, confirme la difficulté du pays à se reconnaître dans tous ses enfants, à les légitimer. Ce qui n’est pas montré dans la littérature française n’existe pas en France. Le lecteur moyen ne peut citer quatre écrivains noirs nés en France hexagonale. C’est qu’il est plus facile de proposer l’envoi de Césaire au Panthéon, que de saisir le contenu de son propos. La France méconnaît ses Noirs, leur préférant ceux des autres : Américains, Africains. En procédant ainsi, c’est elle qui les pousse à se choisir des allégeances qui ne sont pas les leurs. C’est elle qui les installe dans le malaise de l’entre-deux, leur interdisant de la reconnaître comme leur première appartenance.

D’ici à quelques années, il y aura un corpus littéraire noir. Un vrai. Les enfants basanés de la France ne quitteront pas leur pays. Ils écriront, publieront et feront lire leurs ouvrages dans les souterrains où on les aura enfermés, créant ainsi une littérature de l’autre France. Ils diront au monde que la France était une idée : celle du mouvement vers l’autre, celle de l’amour de l’autre, celle de la reconnaissance de l’autre comme un reflet de soi-même. Ils diront également que cette idée ne s’est pas actualisée, que ce pays n’est jamais devenu celui d’Aimé Césaire.

1. La maison Gallimard a, dans un mouvement un peu schizophrène, publié un ouvrage collectif intitulé Pour une littérature-monde en langue française, après un manifeste paru dans le quotidien Le Monde. L’idée était de considérer le français comme un espace sans frontières, et de placer les écrivains de langue française sur un pied d’égalité.
2. La collection littéraire des éditions Gallimard, dans laquelle sont publiés deux auteurs martiniquais, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau.
3. À ce propos, on pourra lire le livre d’Erick Noël, Être noir en France au XVIIIe siècle, paru en 2006 chez Tallandier.
 
 
© T.Orban / Abacapress
 
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