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Robert Fossaert, penseur universel du XXe siècle


Par Chibli Mallat
2015 - 04
J’ai rencontré Robert Fossaert la première fois au début des années 90, près de vingt ans après avoir accompagné son œuvre magistrale, La société, dont les six premiers volumes ont été publiés au Seuil entre 1977 et 1983. J’avais découvert les deux premiers tomes au hasard d’un compte-rendu dans Le Monde par Pierre Drouin en janvier 1978. Le premier, Une théorie générale, annonçait un vaste programme qui allait être honoré scrupuleusement. Le second volume dévoilait Les structures économiques de la société, forgeant une architecture en Formation Économique (FE). La FE est une combinatoire de Modes de Production (MP), dont un dominant, depuis le XVIIIe siècle, le MP capitaliste. Elle est articulée par les réseaux monétaires et fiscaux et animée par une logique de valeur d’échange, minutieusement analysée dans l’ouvrage. En 1978, La société s’augmentait des Appareils, suivi des Classes en 1980 et des États en 1981. Deux ans plus tard, un tome massif traitait des Idéologies. En 1991, la fresque devenait mondiale, avec la parution du Monde au XXIe siècle, et la Somme fossaertienne s’achevait en 1996 sur L’avenir du Socialisme. Huit volumes d’une pensée encyclopédique, dense et claire en même temps. 3000 pages d’une prose précise, agencée en concepts, et agrémentée de belles citations, de Spinoza à Marguerite Yourcenar, et d’une connaissance sans pareille des grands ouvrages économiques, politiques et culturels. Dans un de ses livres, Fernand Braudel cite respectueusement un maître à penser.

Grand banquier et spécialiste du « Plan », car il avait travaillé, jeune, dans l’équipe de Claude Gruson, Fossaert connaissait l’économie et la finance de l’intérieur, dans ses deux rives, privée et publique. Il parlait d’autorité dans un domaine fuyant. Nommé par François Mitterrand à la présidence d’une banque nationalisée en 1982, il avait vite compris l’impossibilité pour la France de faire cavalier seul dans une économie devenue globale. Il avait quitté, non sans laisser sa critique dans La nationalisation des chrysanthèmes, un livre dévastateur d’une politique financière courte conduite par Jacques Delors au Trésor.

Robert Fossaert nous a rendu visite au Liban en 1998, où il a donné une conférence à l’Université Américaine, une autre à l’Université Saint-Joseph. Il ne prisait pas trop la politique active, et méprisait les honneurs. Fossaert était également un grand éditeur. Il a publié des ouvrages de grande envergure, notamment L’inventaire du XXIe siècle. Il connaissait Michel Rocard et tous les dirigeants socialistes de l’époque, mais il gardait ses distances. Il pensait qu’avec le temps, sa pensée s’imposerait sans efforts. J’étais plus impatient avec l’ignorance manifeste de l’intelligentsia parisienne, ou sa mauvaise foi, et j’ai tenté à plusieurs reprises d’avancer la nécessité de « lire Fossaert, et de se mettre au travail ». Les dirigeants socialistes de l’après URSS se sont avérés profondément médiocres, et paresseux. De nos jours, la gauche met en exergue Thomas Piketty, qui privilégie une lecture historique de la reproduction des réseaux et de la richesse au sein des familles comme levier de redistribution des richesses : une note en bas de page dans l’œuvre de Fossaert.

Dans sa grande toile diachronique et synchronique, les concepts sont développés dans des formules frappantes : « Le monde a changé de base », « Le suicide d’Israël », « Le mariage forcé de l’économie et de l’écologie », « L’avenir du socialisme ». Voici quelques intitulés choisis au hasard d’un travail immense. « Le monde a changé de base », Fossaert expliquait déjà au milieu des années 90, en voyant l’inexorable montée des richesses productives en Inde, et surtout en Chine. Impossible aux États-Unis de continuer dans leur leadership mondial de l’économie dans ces conditions. Le reste, c’est-à-dire le politique, suivrait. Vingt ans plus tard, il suffit de constater le retrait américain de la scène du Moyen-Orient ou de l’Asie. « Le suicide d’Israël » provient d’une réflexion plus récente dans un travail sur le Proche et Moyen-Orient, qui prévoit la disparition de l’État d’Israël dans les années 2050 si ses dirigeants continuent sur leur lancée sectaire et coloniale. « Le mariage forcé de l’économie et de l’écologie », un chapitre dans Le monde au XXIe siècle, amène du bon sens économique dans les passions des tenants et contradicteurs de réchauffement global, de l’énergie renouvelable et autres controverses sur notre planète dominée par l’homme. « L’avenir du socialisme », l’ouvrage final de sa Summa, offre une vue d’ensemble et des opportunités réelles à une gauche qui semblait bien être un cadavre. Fossaert était de gauche, mais jamais dogmatique, car il lui fallait réinventer le monde en le réfléchissant en permanence. Dans un petit traité de 1992, il concluait : « Droite/Gauche ? Et si la ligne de partage opposait désormais les autruches aux audacieux ? »

Participer de l’école de Robert Fossaert est une aubaine unique. Maintenant qu’il n’est plus, je me rends compte de l’immense privilège d’avoir côtoyé un penseur universel du siècle.
 
 
D.R.
« Droite/Gauche ? Et si la ligne de partage opposait désormais les autruches aux audacieux ? »
 
2020-04 / NUMÉRO 166