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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Où va la Turquie ?


Par Jihad Naoufal*
2014 - 05
Et bien bravo. Recep Tayyip Erdoğan est sorti grand vainqueur des élections municipales en Turquie (le 30 mars 2014), qui se sont transformées en référendum sur sa popularité en tant que Premier ministre et chef du parti au pouvoir (AKP). Mais malheureusement, la démocratie turque en sort très endommagée.

En effet, aucune enquête officielle n’a été ouverte en ce qui concerne les scandales de corruption ayant secoué la vie politique turque en décembre 2013 (ce qui avait entraîné la démission de trois ministres) mais également en mars, lorsqu’une bande magnétique impliquant le premier ministre fut diffusée sur internet, peu de temps avant l’élection. Au lieu de mettre de l’ordre dans ses rangs et de lutter contre la corruption (rappelons ici que l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002 sur fond – entre autres – d’effondrement des partis de centre-droit, gangrénés justement par la corruption), le premier ministre a procédé après le scandale du 17 décembre dernier à un remaniement tous azimuts des institutions politiques : limogeage et mutation d’une centaine de policiers et de juges, restructuration du Haut conseil des juges et des procureurs (HSYK). Ces remaniements, symptomatiques d’un État où les carences au niveau de la séparation des pouvoirs se poursuivent, s’accompagnent d’atteintes systématiques à la liberté d’expression. En ligne de mire, les médias, bien entendu, (en 2013, la Turquie détient le triste record du nombre de journalistes emprisonnés), mais également les réseaux sociaux. En effet, Twitter (20 mars) et Youtube (27 mars) furent bloqués par le gouvernement (avant que cette interdiction ne fût levée par la Cour suprême).

À cela, il convient d’ajouter des interférences de la part du premier ministre dans la vie sociale : stigmatisation des athées, appel aux femmes turques « à faire au moins trois enfants », critique virulente de l’avortement (autorisé en Turquie), appel à ce que la Turquie ait « une jeunesse religieuse », etc… Lors de son accession au pouvoir, l’AKP avait affirmé qu’il ne mettrait pas en avant sa religiosité. Mais la donne changea après 2007 lorsqu’il parvint à faire élire à la présidence, Abdallah Gül, figure importante de l’AKP. La « fusion » du législatif et de l’exécutif allait renforcer un autoritarisme latent d’un parti qui justement critiquait l’autoritarisme des partis l’ayant précédé. Affirmant vouloir mettre fin à une « laïcité autoritaire », restaurer l’État de droit, et donner la parole à la société civile, le parti islamiste, fort de ses nombreux succès électoraux, tombe dans les mêmes travers autoritaristes de ses prédécesseurs et est désormais incapable d’être ouvert au dialogue et de se montrer tolérant. À l’été 2013, dans un climat de contestation sociale (les événements de Gezi Park), Yeşim Arat, professeur de sciences politiques à l’université Boğaziçi (Istanbul), affirmait que « de plus en plus, et pas seulement en Turquie, la démocratisation et l’autoritarisme vont main dans la main ». En effet, s’il est à mettre au crédit de l’AKP, certaines mesures de « démocratisation » (l’abolition de la peine de mort, le changement du mode de scrutin de l’élection présidentielle, ou la mise au pas d’une armée turque qui interféra systématiquement dans la vie politique turque), ce dernier a dans le même temps verrouillé toutes les institutions de l’État, plaçant même des académiciens qui lui sont proches à la tête de nombreuses universités.

La volonté manifeste d’étouffer les affaires de corruption, accompagnée d’un discours du premier ministre axé sur la théorie du complot (avant et après l’élection de mars) signifie que le système répressif actuel – qui s’est graduellement mis en place – va aller s’agrandissant. Autrement dit, l’État de droit en Turquie est presque devenu une coquille vide. Par ailleurs, la posture autoritaire et agressive d’un premier ministre peu prompt au dialogue et sûr de sa force, signifie la fin du consensus en Turquie. Ce consensus c’est être conscient que la Turquie est une société plurielle, chose que l’AKP prenait en compte jusqu’ici. Fort d’un noyau électoral compris entre 40% et 50%, ce dernier était supposé mener son projet politico-identitaire tout en prenant en compte certaines attentes des composantes de la société qui ne lui sont pas favorables. Or, depuis les événements de Gezi, Erdoğan a systématiquement polarisé cette société turque, en stigmatisant tout ce qui ne lui est pas inféodé aveuglément : les laïcs, les kémalistes, les kurdes, les alévis, les proches de la confrérie Gülen (qui est à l’origine de la divulgation des scandales de corruption), mettant fin à cet accord tacite.

Politiques intérieure et extérieure vont souvent de pair et force est de constater que la politique étrangère turque passe également par une période de troubles. 

Cette politique turque, volontariste et forte d’un certain succès à la fin des années 2000 (entrée à la FINUL en 2006, processus de normalisation avec l’Arménie en 2009, médiation active, libéralisation des visas pour le Liban, la Syrie, et la Jordanie, etc.), s’est ensuite embourbée : position ambiguë concernant la crise en Libye, détérioration des relations avec Israël (et tensions avec les États-Unis), crise syrienne, échec du processus de normalisation avec l’Arménie, tensions avec l’Irak et l’Iran (légère normalisation par la suite), échec des pourparlers en vue de la réunification de Chypre (réactivés en ce moment même), etc. Si le principe du « zéro problèmes avec les voisins » (fameux slogan du ministre turc des affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu) n’est plus de mise (il convient désormais de parler de « trop de problèmes avec les voisins »), force nous est de constater que la Turquie se retrouve de même dans une situation dangereuse, due essentiellement à la situation en Syrie.

Il y a moins de quatre ans encore, la Turquie entretenait avec la Syrie d’excellentes relations, cette dernière constituant par ailleurs la pierre angulaire du recentrage turc vers le Moyen-Orient. Actuellement il n’en est plus rien. Certes, il ne s’agit pas ici de pointer du doigt l’un ou l’autre (et encore moins de défendre le régime Assad) mais de rappeler que la position turque fut erronée. En refusant dans un premier temps une intervention militaire en Syrie, tout en demandant aux États-Unis de s’investir davantage (demande insistante de l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne), la Turquie a voulu une chose et son contraire. Refusant d’être un État inféodé aux États-Unis (en 2003, le Parlement turc refusait à ces derniers l’utilisation du territoire turc afin de mener des opérations en Irak), la Turquie n’entendait pas non plus voir la Syrie se transformer en deuxième Afghanistan.

En fin de compte, lorsque la position turque rejoignit en 2013 celle des États-Unis et de la France, il était déjà trop tard. D’une part, le spill-over du conflit syrien en Turquie est désormais de mise (témoignent les attentats à la voiture piégée survenus à la frontière entre les deux pays, mais du côté turc), et d’autre part, l’établissement de facto d’une zone autonome kurde au nord de la Syrie risque de réactiver les velléités séparatistes des Kurdes de Turquie alors que justement, le processus de paix entamé avec ces derniers est au point mort… Tant que le conflit en Syrie ne sera pas résolu, la Turquie risque de faire face à une longue guerre d’usure qui accentuera l’instabilité qui prévaut désormais sur le plan interne.

En tout état de cause, la conjonction de cette situation interne qui rappelle la permanence d’un très grand déficit démocratique, et d’une politique étrangère certes volontariste mais inefficace, annonce pour la Turquie des années difficiles à venir.
 
** Doctorant en Relations Internationales et chargé de cours
Université Saint-Joseph – Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Département Histoire – Relations Internationales 
 
 
D.R.
« La volonté manifeste d’étouffer les affaires de corruption signifie que le système répressif actuel, qui s’est graduellement mis en place, va aller s’agrandissant. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166