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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Aram le Fou



Par Farouk Mardam Bey
2012 - 02
Peu de livres m’ont inspiré ces derniers temps autant de respect et de sympathie pour leurs auteurs qu’Un Voyage vers l’inconnu d’Aram Karabet. Citoyen syrien d’origine arménienne, Aram militait dans les rangs du Parti communiste, tendance Bureau politique dirigé par Riad Turk, quand il fut arrêté, en 1987, par les services de renseignements de Hafez el-Assad. Il avait à l’époque vingt-neuf ans et travaillait comme aide-ingénieur dans la ville de Hassaké, dans la Djézireh, au nord-est du pays. Après sept longues années passées dans la prison de ‘Adra, à proximité de Damas, il fut enfin jugé par la Cour de sûreté de l’État et condamné à treize ans de détention, suivis de treize autres de déchéance de ses droits civils. Son attitude digne devant le tribunal et son refus de renier ses convictions politiques, malgré d’affreuses tortures physiques et morales, lui vaudront, avec d’autres de ses camarades, d’être transféré, un an plus tard, vers la terrible prison militaire de Palmyre, véritable camp de concentration où périrent au cours des années 80 et 90 des milliers de détenus politiques. La description qu’il en donne, à la limite de l’insoutenable, va bien plus loin que la dénonciation de la cruauté sans bornes des geôliers. Ce qui glace d’horreur, en fait, à la lecture de ce témoignage, comme d’ailleurs de celui d’un autre supplicié, Moustafa Khalifé, qui a vécu lui aussi l’enfer de Palmyre, c’est l’acharnement quotidien des tortionnaires à déshumaniser leurs victimes, à vouloir les convaincre qu’elles ne sont, ainsi que tous les sujets de « l’éternel président », que des hasharât, des insectes.

Aram Karabet fut libéré en 2000, mais la police politique, ne se contentant pas de le savoir malade, sans emploi et privé de ses droits civils, ne cessa de le harceler. Jusqu’au jour où, convoqué pour contrôle au siège des Mukhâbarât de Hassaké, il défia le chef de la section, un colonel de son état, avec une audace qui laissa l’autre sans voix. Dans son très bel article sur les anciens détenus politiques syriens, Yassine al-Hadj Saleh rapporte la scène telle que la lui a racontée Aram : « Votre existence dans ce pays, dit-il au colonel, est en elle-même une aberration. Il est temps que tu dégages, toi et tes sbires. Les citoyens syriens doivent être gouvernés par des institutions dignes de ce nom et non par une bande de voleurs et de brigands ! » Abasourdi, le colonel se tut un instant avant d’exploser : « Que Dieu m’en soit témoin, je vais t’écorcher vif, espèce de chien. » Mais Aram rétorqua du tac au tac : « Je n’ai peur ni de toi ni de tes maîtres, que pouvez-vous faire de moi que vous n’ayez déjà fait à Palmyre ? Me tuer ? Je m’en contrefous ! » Alors le colonel, ne sachant que répondre, s’adressa à l’un de ses subalternes : « Mais cet homme est fou à lier. Tu es bien d’accord avec moi que c’est un fou ? » Il fallait en effet avoir perdu la tête pour oser parler de la sorte à l’un des hommes les plus puissants du département, surtout quand on est un ancien prisonnier politique. On  mit donc Aram à la porte, non sans l’avoir menacé « de l’écraser comme un cafard s’il ne ferme pas sa grande gueule ».

Écrit il y a quelques années et publié en 2009, le récit d’Aram Karabet nous informe sur la nature du régime instauré par Hafez el-Assad et dévolu à son fils bien plus qu’une étude savante de science politique. Il explique pourquoi les Syriens, l’ayant subi plus de quarante ans, consentent depuis mars dernier tant de sacrifices, déploient tant d’énergie, rivalisent de courage, de générosité et d’intelligence pour s’en débarrasser. Communiste et Arménien, l’auteur n’oublie jamais les souffrances de ses compagnons de malheur, dans la diversité de leurs appartenances ethniques, confessionnelles ou politiques, y compris les Frères musulmans, à l’époque les plus éprouvés par la répression, mais aussi les nationalistes arabes, ou encore les Kurdes. Il ne pose pas en héros, il confesse ses faiblesses et ses doutes, et pourtant il ne plie pas ni se dérobe. Exactement comme tous ces hommes et ces femmes ordinaires qui, en Syrie, écrivent en ce moment en lettres d’or l’histoire de leur pays.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166