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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rendre la vie aux mots


Par Dominique Eddé
2011 - 11
Les mots ont trois lieux de vie, si l’on exclut le silence. La voix, l’écriture, la lecture. On a tendance à privilégier, en termes de valeur et de culture, les deux derniers. Non seulement, à cause de leur durée. Mais surtout parce qu’ils sont censés avoir été travaillés par la pensée, l’imagination, l’analyse, le savoir. Il me semble que l’évidence de cette supposée supériorité de l’écrit sur l’oral est fortement ébranlée, en ce moment, dans le monde arabe. Il se joue, depuis huit mois, un formidable renversement de rôle entre nature et culture. Ce n’est pas la seconde qui est en train de façonner la première, mais l’inverse. C’est la nature qui parle et c’est la culture qui, sous le choc, est amenée à s’affranchir. À revoir ses cartes. Aucun manifeste, aucun dogme, aucune forme de pensée organisée n’a été le déclencheur du grand mouvement de contestation en cours. C’est le peuple, sa jeunesse en tête, qui est en train de faire tomber les murs et les dictatures. Ce sont les mots les plus simples, repris par des millions d’hommes, qui ont agi sur les esprits et les ont libérés. Une phrase a suffi. Et elle continue de soulever des montagnes. Elle est simple et littéraire. Vivante, concise, accessible à tous?: «?Al-chaab yourid isqat al-nizam?» (Le peuple désire la chute du régime). Un sujet, un verbe, un complément d’objet. Rien d’autre. Pas d’adjectif. Pas de fioriture. Cette absence n’est pas un hasard. Consciemment ou pas, les peuples ont choisi l’austérité contre la redondance. La clarté contre la surenchère. Aux discours enflammés du passé, ils ont opposé l’impératif sans discours du présent. La phrase qui est née à Tunis et qui, depuis, a fait le tour du monde, se paye, de surcroît, le luxe incroyable d’un verbe poli. Youridou. Cela aurait pu être «?al-chaab youtaleb?», «?al-chaab youhadded?», «?al-chaab ya’mor?»… Le peuple n’a ni réclamé ni n’ordonné, il a demandé, il a désiré. Il a fait le contraire du pouvoir et de ses sbires. Il ne pouvait mieux frapper les imaginations. Pour nous autres, «?les intellectuels?», il y a, me semble-t-il, beaucoup à comprendre et à apprendre de cette démonstration de force et de simplicité. Non pas qu’il faille opposer la notion ou le statut de «?l’intellectuel?» à la notion ou au statut de «?peuple?», mais qu’il faille faire sa place à la soudaine apparition d’une figure qui les transcende?: la multitude des héros anonymes. L’anonymat est, en effet, l’un des traits marquants des révolutions en cours. Il revêt un caractère d’autant plus subversif qu’il porte un coup, bien au-delà du monde arabe, au culte forcené de la célébrité. À ce vaste lieu de transfert des affects et des frustrations qui exalte indifféremment les représentants de la beauté physique, du pouvoir politique et de l’argent. Un phénomène auquel on doit notamment le glissement sémantique du mot «?people?» au seul profit d’une caste dont chaque fait et geste est l’occasion de promouvoir un nombril au rang de centre du monde. Et surtout de tout confondre?: ce qui est inoffensif et ce qui est nuisible, la part de paillettes et la part de poison. C’est ainsi qu’hier encore, Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, Assad et bien d’autres faisaient partie de ceux qui, du seul fait de leur «?célébrité?», jouissaient d’un droit quasi immanent aux honneurs et aux photos de famille dans les magazines du monde entier. Depuis, les peuples ont crevé l’écran au double sens du terme. Ils ont porté un coup – heureux dommage collatéral – au grand show politico-médiatique qui, à force de clichés et de photos vendeuses, a bel et bien fourni des munitions à ceux qui les tenaient sous leurs bottes. Je ne veux pas céder au simplisme ou à la démagogie. Je ne veux pas dire, cela va de soi, que l’anonymat est un accomplissement et la célébrité, une tare. Je veux dire qu’avec le renversement actuel des régimes par les peuples, le triomphe du premier sur le second – de l’anonymat sur la célébrité – est une immense victoire. D’un côté, on donne la vie en pâture aux apparences, de l’autre, on donne les apparences en pâture à la vie. Les issues de ce duel entre le vrai et le faux seront forcément ambivalentes. Les vieux démons et les signes de régression sont déjà à l’œuvre dans les pays «?libérés?». Il n’empêche que le visage humain du monde arabe est en train de faire voler en éclats le carcan de mensonges qui le coupait du monde. Il ne s’agit pas de sous-estimer la fragilité ou même les dangers de cette victoire ni de céder à l’exaltation de la notion de peuple. Un peuple – l’histoire n’a cessé de le vérifier – est capable du meilleur et du pire. Du pire quand il fusionne avec le pouvoir ou l’idéologie. Du meilleur quand il se bat pour la liberté, l’égalité. Disons que pour l’heure, la foule des écrasés relevant la tête, un peu partout dans le monde arabe, incarne le meilleur.

Le monde arabe, gangrené de partout, a prouvé qu’il y avait un corps sain dans son corps malade. Comme un arbre aux apparences perdues, sauvé, contre toute attente, par la relève de nouvelles pousses. En somme, il a fait une crise de vie.

Ce n’est rien enlever à la beauté et au courage de chacun dans cette foule que de mettre ce phénomène en rapport avec la nature. En écrivant ces lignes, je suis tombée par hasard sur une citation, recopiée à la main, sans mention du nom de l’auteur?: «?La nature seule se dépossède du présent.?»
On entend, ici ou là, des écrivains arabes réclamer qu’on les entende. Que place leur soit faite, que la culture soit enfin à l’honneur. Je ne crois pas, pour ma part, que ce soit une priorité. Ou alors, disons les choses autrement. Disons que dans cette redistribution de rôles entre nature, culture et politique, la culture a besoin de se retourner, au sens physique du terme?; elle a besoin d’en passer par le temps du métabolisme. Quitte à prendre le risque de schématiser, je me résumerai en disant?: à la première (la nature) de parler, à la deuxième (la culture) d’entendre, à la troisième (la politique) d’agir. Déjà, la langue a changé. Nous ne parlons plus pour parler. Nous nous parlons. Et nous avons le sentiment – en parlant – que les mots, si fragiles soient-ils, sont à l’air libre. C’est beaucoup. Il se pourrait que la langue traverse un temps de nudité, comme les arbres que l’on taille en automne pour qu’ils redoublent de vigueur au printemps. Nous n’en savons rien. Par endroits, la moisissure s’en va en poussière. Par d’autres, la plaie est trop profonde et la croûte trop fine. Le sang coule. Je pense à la Syrie où le courage n’a pas encore fait plier l’horreur.
 
 
© Sarah Moon
Déjà, la langue a changé. Nous ne parlons plus pour parler. Nous nous parlons.
 
2020-04 / NUMÉRO 166