Par Fifi Abou Dib
2019 - 07
«Je ne suis pas
une contemplative, je ne suis pas une philosophe, je ne suis pas un écrivain,
je ne suis pas une artiste, mais je me suis toujours considérée «?au service
de?»… C’est en ces termes, avec pragmatisme, humilité et sobriété, que
Françoise Nyssen, directrice de la maison d’édition Actes Sud et par ailleurs
ministre de la Culture française de mai 2017 à octobre 2018, dresse d’elle-même
le plus paradoxal des portraits. C’est ainsi qu’elle résume en fait sa réaction
et son introspection au moment où le président Emanuel Macron lui propose le
portefeuille ministériel. «?Au service de?», trois mots laconiques sur lesquels
cette femme de 68 ans a construit une vie selon ses convictions. On en lira les
temps forts dans Plaisir et nécessité, son témoignage publié chez Stock, encore
un paradoxe, dans la collection «?Puissance des femmes?» où elle trouve
naturellement sa place. Il faut dire que cette collection est dirigée par Laure
Adler et que c’est grâce aux encouragements et aux nombreux entretiens qui ont
eu lieu entre ces deux intelligences, deux sensibilités éclairées, que ce livre
a pu voir le jour.
On l’appellera
«?l’autrice?», puisque, bien que féministe convaincue, Françoise Nyssen dit ne
pas adhérer à la mode de l’écriture dite inclusive où le genre est
systématiquement mis au féminin, mais accepte ce «?nom du XVIe siècle?» qui lui
paraît «?juste et élégant?». Dans cet ouvrage placé sous le signe de la
transmission, l’autrice donc emprunte son titre à une lettre écrite par son
propre père, Hubert Nyssen, fondateur d’Actes Sud, à Jeanne,
l’arrière-petite-fille de ce dernier. Véritable leçon de vie et vade-mecum en
dix points, l’aïeul y conseille entre autres à celle qui n’est encore qu’un
bébé de «?ne jamais oublier le plaisir dans la nécessité ni la nécessité dans
le plaisir?». Plaisir et nécessité sont ainsi les deux vocables sous lesquels
s’inscrit le parcours atypique relaté dans ces pages, essentiellement mu par la
culture sous toutes ses formes, même agricole?!
Fille unique
jusqu’à l’âge de 15 ans, Françoise Nyssen naît en Belgique de parents qui
travaillent beaucoup, s’entendent mal et finissent par se séparer. Cet
événement, loin d’éclater la petite cellule familiale, l’enrichit et la
multiplie. L’adolescente solitaire y gagne deux nouvelles familles et notamment
un beau-père, le généticien René Thomas, qui lui donne le goût de la science,
un grand-père médecin lui ayant déjà donné par l’exemple l’envie d’être utile à
autrui. Docteur en biochimie, elle ajoute à son arc la corde de l’urbanisme, déplorant
les effets néfastes de certaines architectures sur la cohésion du tissu social
et la vie des villes. Elle rejoindra la maison d’édition conçue par son père, à
Arles, dans une vieille bergerie, comme un petit centre culturel. À Actes Sud,
précédemment «?Actes?», à l’origine une maison de cartographie fondée par
Hubert Nyssen, elle poursuit l’œuvre de son père après la mort de ce dernier en
2011, notamment avec de nombreuses traductions d’œuvres étrangères. Le petit
format «?10x19?», facile à glisser dans une poche, cartonne en 2015 avec des
ventes record pour Millenium de David Lagercranz et Le Charme discret de
l’intestin de Giulia Anders. Il décroche surtout le Goncourt avec Boussole de
Matthias Énard, malgré la menace de François Nourissier adressée à Hubert
Nyssen lors de sa décision de créer sa maison d’édition en Provence?: «?Tu
n’auras plus jamais de prix (…) On s’arrangera pour que tu n’en aies pas?».
Mère de deux enfants dont Sae Hoon, venu de Corée, Françoise Nyssen se remarie
avec Jean-Paul Capitani qui la rejoint à Actes Sud. La famille habite sur le
site de la maison d’édition et le travail rythme la vie de tous. En plus des
trois enfants de Capitani, le couple donne naissance à Pauline et Antoine. Ce
dernier, trop précoce, dyslexique, dysparxique, hyper sensible, se suicide à 18
ans. Cela pousse ses parents à créer à Arles une école dans la nature où les
enfants acquièrent les connaissances à leur rythme, au contact des réalités.
Plusieurs
chapitres sont consacrés à l’expérience harassante et amère du ministère de la
Culture, entre rigidité administrative, feu de critiques, fake news contre
lesquelles pourtant Françoise Nyssen engage un combat et qui touchent tant à
son action qu’à sa vie privée. Celle qui a fait de sa vie un engagement de
chaque instant, tant pour l’écologie et l’avenir de la terre que pour l’accès
des jeunes à la culture, ne baisse pas les bras pour autant et s’inscrit
résolument dans ce qui a toujours été le mode de vie de sa famille?: le service
et la transmission.
BIBLIOGRAPHIE
Plaisir
et nécessité de Françoise Nyssen, Stock, 2019, 342 p.