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Biographie
Annie Ernaux et Chantal Thomas au temps de la mémoire


Par Josyane SAVIGNEAU
2008 - 04





L’œuvre d’Annie Ernaux est certainement l’une des plus intéressantes de la littérature française depuis une trentaine d’années. Après ses deux premiers romans, on l’a souvent classée, depuis La Place, prix Renaudot 1984, dans la catégorie de l’autofiction, ce qu’elle récuse. Elle préfère parler de récits « autosociobiographiques », l’un des plus beaux étant sans doute Passion simple.

Aujourd’hui, après une longue réflexion pour trouver la forme juste, elle publie Les Années, un texte dont elle a écrit les premières lignes en 1985. Bien que son récit soit scandé par douze photos (non reproduites) – de son enfance au début de sa vieillesse (elle est née en 1940) –, il s’agit là, comme elle l’a expliqué, d’une tentative d’ « autobiographie impersonnelle », du « roman total » d’une femme, seulement désignée par le pronom « elle » dans l’histoire.

Depuis sa sortie au début du mois de février, ce livre a en France un grand succès, figurant en très bonne place dans les listes des meilleures ventes. Peut-être parce que dans ce propos très maîtrisé, très abouti, dans cette traversée de la seconde moitié du XXe siècle à travers des images, des sensations, dans ce passage des années où Annie Ernaux a mis à distance sa singularité d’écrivain, chacun peut se retrouver. Au moins chaque Française qui a vécu cette époque.

Si l’on aime avant tout qu’un écrivain parle en son nom et soit autre chose que ce qu’il a vécu « comme les autres », on est, certes, retenu par la qualité de l’écriture d’Annie Ernaux et l’impeccable composition de ce livre, mais désarçonné par ce qu’on y lit. Et plus encore par cette déclaration qu’elle a faite au Monde : « Je sais à présent que sur mon lit de mort je ne me souviendrai que du monde et des choses de la vie. Les livres, eux, ont doublé mon existence. » Comment un écrivain peut-il penser cela ? Assez méchamment, un critique a écrit dans Le Canard enchaîné que ce livre marquait « la victoire de Bourdieu sur Proust ». Un raccourci cruel, mais pas totalement dénué de pertinence.

Chantal Thomas, née seulement quelques années après Annie Ernaux, en 1945, prend elle aussi, en ce début d’année, le risque de l’autobiographie, avec Cafés de la mémoire. Mais elle fait, au contraire, au rythme des cafés qu’elle a aimés, d’Arcachon à Paris, en passant par Bordeaux et les études de philosophie dans l’université figée d’avant Mai 68, un récit de formation très personnel, mêlant ironie et émotion. Elle s’arrête en 1969, quand elle commence à suivre l’enseignement de Roland Barthes et que se dessine son avenir. Après plusieurs essais, en particulier sur son siècle de prédilection, le XVIIIe, elle a publié un roman, seulement en 2002, Les Adieux à la Reine (Seuil, prix Fémina, en poche, Points), avant d’oser aller du côté de sa mémoire.

Si l’on a été portée, comme elle, par l’exemple de Simone de Beauvoir, et si l’on pense, avec elle, que le XVIIIe siècle n’est pas au passé, « mais au présent et dans l’avenir comme un art de vivre dans l’invention, comme une sorte de dispositif de langue et d’images qui nous permet, dans ce monde contemporain, de trouver notre propre style », alors on lit ce livre avec un enthousiasme constant.
Tandis qu’Annie Ernaux constate que la lecture de Beauvoir lui a seulement appris le malheur d’avoir un utérus, Chantal Thomas, elle, rompt avec son amie d’enfance qui n’a aucune envie de « faire de la philosophie » et de penser sa vie. « Je ne pouvais pas le croire. Je revins à Simone de Beauvoir. Impossible de la lire sans souhaiter l’imiter. Sonia, La Force de l’âge, c’est extraordinaire, non ? J’aimais, entre tous, le passage où Simone de Beauvoir, toute jeune professeur, vient prendre à Marseille son poste de professeur de philosophie. Elle se tient en haut des escaliers de la gare, la ville est devant elle, sous ses yeux, une ville blanche, brûlante, imprévue, comme son avenir. »

Cafés de la mémoire n’a pas l’ambition totalisante des Années, mais c’est une belle leçon de liberté, d’une femme qui souhaite « trouver comment, à travers les épreuves, on a su maintenir comme ligne dominante une idée du bonheur ».

 
 
© Ulf Andersen
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Années de Annie Ernaux, Gallimard, 242 p.
Cafés de la mémoire de Chantal Thomas, Seuil, « Réflexion », 350 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166