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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Biographie



Par Anthony Karam
2008 - 06
C’est un survivant qui vous parle. Un survivant russe. On est en 2004, et le narrateur -jamais nommé- fait, à 84 ans, son autobiographie, sous la forme d’une longue lettre à Venus, sa belle-fille américaine. Il fait son dernier voyage, d’Amérique en Russie. Une dernière fois il est à Moscou, à Kazan, une dernière fois il remonte le fleuve sibérien Ienisseï, tout là-haut, juste au-delà du soixante-neuvième parrallèlle.

Il est, à lui tout seul, ce narrateur, tout le siècle russe, héros de la Deuxième Guerre, violeur sur des terres libérées («?c’est en violant que j’ai traversé ce qui allait bientôt être l’Allemagne de l’Est?» – «?I raped my way across what would soon be East Germany?»), rescapé du Goulag, assassin d’informateurs dans le camp de Norlag, petite figure du marché noir moscovite puis apparatchik du régime, avant la défection finale. Mais son histoire, c’est aussi une histoire d’amour et de ressentiment. «?Bon, d’accord, d’amour russe. Mais d’amour quand même.?» C’est la compétition de deux frères, le narrateur et Lev, pour une femme, Zoya, belle et imposante juive (une femme forte, mais «qui pesait un demi-kilo au lit» – «Most remarquably, most alchemically, she was a big woman who weighed about half a kilo in bed»), que Lev, le plus malingre des deux, finira par épouser. Ce triangle amoureux forcément asymétrique se poursuit en l’absence de la principale protagoniste, dans les limites claustrales du Goulag, où les deux frères se retrouvent plus de dix ans durant.

* * *
Figure de tout premier plan de la littérature anglaise contemporaine, Martin Amis est, à l’instar de ses pairs, de Jonathan Coe à Ian McEwan, très impliqué dans son époque, jonglant entre le roman et les essais polémiques. Après Koba the Dread: Laughter and the Twenty Million (2002, non traduit), suites d’essais sur Staline et le système bolchevique, fruit d’énormes recherches mais qui enfonçait beaucoup de portes ouvertes, Amis rectifie le tir en proposant ici un pendant romanesque. Et, de fait, sa verve littéraire capte bien mieux les dérives totalitaires du siècle passé, l’arnaque absolue de «l’expérience soviétique», et le terrible aveuglement d’une si grande partie de l’intelligentsia.

Ici, la narration est noire, on jongle entre les trahisons publiques et les trahisons privées, le coût de la survie est énorme. Le narrateur est certes coupable d’atrocités, mais l’âge lui donne une neutralité philosophique atroce, une sagesse et un recul terribles.

La littérature sur le Goulag est beaucoup moins fournie que celle sur la Shoah, et elle est rarement non russe. À cela au moins une explication: jamais il n’y eut aucun doute sur la nature du nazisme, alors que trop longtemps le bolchevisme a pu inspirer sympathie ou compréhension. Déjà dans La Flèche du Temps (1991, Christian Bourgois), Amis traitait la question des camps, mais nazis cette fois, et du point de vue du tortionnaire. À l’inverse, dans La Maison…, il décortique le système concentrationnaire soviétique du point de vue des victimes, la vie quotidienne dans cette morne plaine d’Eurasie du Nord, cette colonie pénitentiaire où l’homme est un loup pour l’homme (c’est bien là la grande vérité des camps, et il est à cet égard notamment très inspiré par le témoignage majeur de Janusz Bardach – Man is Wolf to Man: Surviving Stalin’s Gulag, 1998, non traduit). Dans le vide arctique de leur confinement, dans ce territoire des monstres, les êtres humains sont «jetés par-dessus l’épaule du monde» («flung out over the shoulder of the world»). Presque laissés à eux-mêmes. Ils recréent alors leur propre Ferme des Animaux, un Enfer très terrestre fait de glace et de sang. – «To me, by now, violence was a neutral instrument. It was currency, like tobacco, like bread».

Il y a, dans les purges staliniennes, une paranoïa absolue, un arbitraire presque comique s’il n’avait été aussi meurtrier. Lev est envoyé au camp parce qu’à Moscou («le plus gros village de Russie»), on l’entend dans une queue pour du pain, faire l’éloge de l’Amérique, là où il ne s’emballait en fait que pour «Les Amériques», c’est-à-dire Zoya, callypige comme le Brésil, avec une taille aussi fine que le Panama, «et cette disjonction vertigineuse entre le Nord et le Sud.» – «the giddy disjunction between north and south.» C’est bien connu, n’est-ce pas, les blagues sont contre-révolutionnaires, on ne badine pas avec ce régime aux trois piliers: la terreur certes, mais aussi l’ennui et la faim.

* * *
Tout le récit se passe donc sur fond d’assaut en 2004 de l’Ecole Numéro Un de Beslan, en Ossétie du Nord, symbole s’il en est de la dégradation spirituelle qui menace la Russie contemporaine. On retrouve aujourd’hui, comme hier, les traits nationaux russes: «l’affranchissement de toute responsabilité et de tout scrupule, la défense énergique d’opinions et de croyances qui ne sont pas seulement irréconciliables mais encore incompatibles, le penchant pour un humour sordide et cynique, la tendance à parler avec d’autant plus de passion qu’on est moins sincère, et la soif d’arguments abstraits(…).»

La Russie est trop vaste pour être un pays de nuances. On sent bien tout au long des très denses 284 pages la fascination de Martin Amis pour la malédiction russe, ce sentiment de persécution quasi dément, cette grotesquerie carnavalesque d’âmes tourmentées dans un monde sans sens, au-dessus duquel plane l’ombre de Dostoïevski et des Frères Karamazov. D’ailleurs, ici aussi, les deux principales figures ont un troisième frère, monstrueux, à l’intsar de Smerdyakov, qui meurt en participant à la répression de manifestants à Berlin-Est.

La désespérance est continue. «Ce qui ne te tue pas ne te rend pas plus fort. Cela te rend plus faible et te tuera plus tard.» La charge est lourde: la Russie est une Nation-État, plutôt que l’inverse, et déresponsabilise les individus depuis… le XIe siècle! Surtout, dans la comparaison avec l’Allemagne nazie, aucun véritable travail de pénitence et de mémoire n’a vraiment été effectué dans la Russie post-soviétique, ce qui n’arrange pas vraiment la définition des repères moraux.

Comme ailleurs chez l’auteur, la sexualité est ici partout, jusque dans le titre, cette Maison des Rencontres, où à partir du milieu des années cinquante, les prisonniers pouvaient, pour une fois seulement, passer la nuit avec leur épouse. Amis vient, par ailleurs, de publier The Second Plane (2008, non traduit), qui rassemble essais et nouvelles consacrés au 11 septembre, dont le remarquable The Last Days of Muhammad Atta’.

Et ce n’est pas par hasard, car s’il est un trait commun à toute l’oeuvre de Martin Amis, des terreurs concentrationnaires aux déchirures de l’Islam, c’est bien la crise de la masculinité, c’est-à-dire au fond l’usage de la violence. C’est alors quasiment en gynocrate, en tous cas en grand moraliste de ce début de siècle, qu’Amis va inlassablement expliquer, pierre par pierre, à qui veut bien le lire combien les femmes ne sont pas une minorité, mais la moitié indissoluble du genre humain.

 
 
Dans le vide arctique de leur confinement, dans ce territoire des monstres, les êtres humains sont « jetés par-dessus l’épaule du monde »
 
BIBLIOGRAPHIE
La Maison des Rencontres (House of Meetings) de Martin Amis, Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Bernard Hœpffner. Édition originale 2007, édition en langue française 2008, Gallimard, 284 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166