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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Réédition

À l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Pierre Benoit (1886-1962), un des romanciers les plus lus de son époque, Albin Michel fait reparaître trois de ses œuvres les plus populaires, dont La Châtelaine du Liban, parue en 1924.

Par Farès SASSINE
2012 - 04
La Châtelaine du Liban reçoit une préface aussi courte que perspicace d’Amélie Nothomb. Tout en affirmant que le livre, qu’elle a lu «?avec délices?», a «?formidablement vieilli?» tant au point de vue du fond (intrigue, sentiments, valeurs…) que de la forme (la «?langue codée qu’est le style romanesque de 1924?»?; un «?langage qui n’est plus?»…), l’écrivain belge y découvre, outre la strate inconnue du temps relatée, une «?excellente histoire?» et un «?romanesque pur?» à faire envier ses belles rides à bien des œuvres et des vivants.

L’intrigue se passe tout entière en 1922, du printemps à l’automne. L’État du Grand Liban a été proclamé le 1er septembre 1920, mais «?les indigènes?» continuent à être appelés des Syriens quand ils ne portent pas la seule étiquette communautaire. Le narrateur et héros du roman est un capitaine de 30 ans, Lucien Domèvre, du corps des méharistes, troupe du désert montant le dromadaire très rapide auquel ils doivent leur nom. Blessé par les Bédouins Rouallah, il est soigné à l’hôpital Saint-Charles de Beyrouth par l’infirmière Michelle, jeune fille rangée, réservée, pleine du sens du devoir, et ils attendent ensemble la bénédiction de la mère de l’officier, résidant en France, pour unir leur destin. Le père de Michelle, le colonel Hennequin, a déjà donné la sienne et obtient pour Domèvre d’être affecté à Beyrouth aux Renseignements militaires du Haut-Commissariat. La ville et le travail de bureau n’enchantent pas beaucoup le jeune capitaine habitué au désert, à l’aventure, aux grands espaces, mais il se laisse prendre par la proposition de «?centraliser ici les renseignements relatifs au contrôle bédouin?».

L’histoire qui suit s’étoffe de trois fils qui s’entrecroisent. Le premier est celui des tentatives des autorités françaises de pacifier et de dominer les diverses régions et populations de Syrie relevant de son mandat. Là, le principal adversaire n’est autre que l’Empire britannique. Il est incarné par le «?tenace?» major Hobson, «?le type du colonial anglais?» qui n’a pas fait la guerre sur le front français, l’officier plus à l’aise au Liban que ses homologues français principalement en raison du trésor où il puise. Le deuxième est celui de Beyrouth, ville cosmopolite et levantine, territoire de l’oisiveté, de la mollesse et des dépenses. L’ami «?viril et pur?», le capitaine méhariste Walter, la décrit ainsi?: «?Tu ne sais donc pas quel est le climat, l’atmosphère de cette ville?? Ils vous brisent. Ils vous annihilent (…) Le matin, une heure de bureau, pour la forme?; l’après-midi, citronnades et tennis avec les petites jeunes filles aigres?; à sept heures, cocktails avec les femmes mariées plus ou moins jeunes?; la nuit, whisky, et les filles de music-hall à qui tu iras demander la dispersion du vague à l’âme que t’auront laissé tes flirts du jour…?» 

Dans le troisième fil, l’amour du capitaine Domèvre pour la châtelaine de Kalaat-el-Tahara, ancienne forteresse franque située près de Aïn Zahalta, se rejoignent les deux premiers puisque la comtesse Orlof est une Anglaise passionnée de déserts et une dilapidatrice de fortunes ne reculant devant aucun excès?; mais ils y sont surpassés par l’ardeur qui mène le héros au bord de la ruine, du déshonneur, de la trahison, de la folie. Dans la femme fatale Athelstane dont le nom masculin puisé dans Ivanhoé commence, comme celui de toutes les héroïnes de Benoit, par la lettre A, le romancier a sans doute trop voulu mettre?: elle a pour mari un comte russe qui serait, à certains dires, son père?; elle a été l’amante durant la guerre de Djémal Pacha, pour faciliter ses affaires et celles de son mari?; elle a fomenté l’assassinat d’un ministre russe des Affaires étrangères… Mais surtout elle a cette passion de l’Orient et des Arabes qui habite bien des femmes et les pousse à former des empires bédouins?: «?L’histoire du peuple le plus désordonné doit flatter le perpétuel dérèglement, le goût de l’anarchie que les meilleures portent en elles.?» Au premier rang de ces dames on trouve des Anglaises, Lady Blunt, Gertrude Bell et surtout Lady Hester Stanhope, interlocutrice de Lamartine, Sitt de Djoun et «?reine de Palmyre?»… La comtesse Athelstane Orlof, belle, castratrice, sensible, fragile, passionnée et extravagante, lui voue un culte véritable.

Ce qui frappe, quand on lit ou relit La Châtelaine du Liban en 2012, c’est la pérennité d’une certaine Syrie où les mêmes acteurs, communautés, Turcs et Kurdes, tribus Chammar, Bkeyer, Taï… jouent et déjouent l’histoire se servant de puissances étrangères ou se mettant à leur service. Mais si l’on veut pousser un peu plus loin le paradoxe, on pourrait dire, d’une part, que ce roman fait peu de place au Liban humain, d’autre part, que dans la rivalité franco-anglaise qui est l’un des pivots de l’ouvrage, ce sont les Britanniques qui tirent mieux leur épingle du jeu.
Le mont Sannine se profile à l’horizon des dix chapitres de La Châtelaine du Liban et les nuance de ses couleurs changeantes. Les paysages qui vont du carrefour de Mdeirej à Djoun restent mémorables. Mais entre la mer et le désert, la ville amollissante et les dunes rédemptrices où s’éduque la volonté et se bâtit la virilité, c’est la Syrie tout entière qui pourvoit l’intrigue de sa scène. L’action se passe essentiellement à Beyrouth, mais ses protagonistes sont européens et elle est circonscrite dans «?la ville européenne?» aux contours bien limités. Le travail méticuleux de Benoit ne l’a pas conduit au brassage du Quatuor d’Alexandrie.

Par ailleurs, en montrant les Français trop près de leurs sous face à un officier britannique prodigue et digne, et en faisant remonter loin dans les âges la frénésie anglaise pour le désert, n’a-t-il pas dessiné en filigrane un Aboukir des dunes??  
 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
La Châtelaine du Liban de Pierre Benoit, préface d’Amélie Nothomb, Albin Michel, 2012, 320 p.
 
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