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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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En étrange pays dans mon pays lui-même


Par Anthony Karam
2017 - 03
Avant même les lettres, il y a l'image fondatrice, celle qui reste depuis la plus tendre enfance. Cette image qui nous regarde, c'est celle du visage de Charlton Heston pour toujours figé sous la glace du Grand Nord à la fin de Call Of The Wild. On est en 1972, le film est mineur mais le plan indélébile. Avec la lecture, viennent ensuite les mots, et ceux de Jack London trouvent une fois pour toutes leur voie entre les glaciers et les congères, entre les aurores boréales flambant dans le ciel et la course des flots interrompant les pistes, ces mots qui disent l'appel du monde sauvage, qui disent son résonnement, qui disent la vie là-bas, là-haut, au-delà de l'avant-poste de Dawson, qui disent la très grande solitude du Nord-Ouest, de ces régions arctiques, du pays de l'or jaune et du silence blanc, le cœur du Yukon, où personne ne parle et où tout le monde retourne les sols. Ces mots qui disent aussi l'animal, qui disent la douceur du chien tout comme son devenir affranchi. C'est la fin étincelante de L'Appel du monde sauvage : « Mais il n'est pas toujours solitaire. Quand reviennent les longues nuits d'hiver et que les loups poursuivent leur proie dans les vallées inférieures, on peut le voir courir à la tête de la horde sous les pâles rayons de lune ou dans la chatoyante aurore boréale ; gigantesque, il bondit plus haut que tous ses frères, et sa gorge puissante vibre du chant d'un monde neuf : le chant de la horde. »

De son vivant, Jack London n'aura été que paradoxes. Le « Frisco Kid » est enraciné à Oakland et dans son ranch de Sonoma Valley mais dans le même temps grand voyageur aux croisières et aux expéditions à répétition, à la vie amoureuse chaotique déchirée entre le mouvement et le retour au foyer, au militantisme socialiste indéfectible tout en faisant l'éloge de l'individu et de sa capacité à se réinventer dans l'adversité. Une courte vie – quarante années –, d'une densité exceptionnelle, presque plus que ses propres histoires, et menée de manière fulgurante jusqu'à sa mort, il y a cent ans. 

Sa postérité est également aléatoire, celle d'un auteur secondaire, voire cantonné au roman d'aventures ou de jeunesse. Le grand mérite de cette édition volumineuse de « La Pléaide » (deux tomes totalisant plus de trois mille pages) est de nous faire découvrir plusieurs autres facettes d'une des figures finalement de premier plan de la littérature américaine, un auteur engagé (la description quasi clinique en textes et en images de l'East End londonien de 1902 dans Le Peuple de l'abîme, au fil de pages d'une noirceur terrible évoquant Dickens, sont un bilan implacable de la misère du petit salariat, de l'asservissement mental, moral, physique, du sous-prolétariat) et surtout un nouvelliste hors pair, dont tout l'esprit et la trempe se retrouvent déjà dans des récits de quelques pages à peine.

L'écriture est rapide, la lecture toujours dans l'urgence. Si London est un grand styliste, il est moins soucieux de la manière dont sa phrase est ciselée que d'embarquer le lecteur au plus tôt. Chaque jour, il écrit environ mille mots, qu'il soit sur terre ou sur mer, en plein périple ou sur un lit d'hôpital. Cette tension qui prime la forme le rapproche à cet égard beaucoup de Mark Twain (dont les Œuvres avaient été magnifiquement compilées dans « La Pléaide » en 2015).

« Un Homme ça s'empêche » rappelle Camus, mais l'inflexion chez London c'est qu'il s'empêche par la force des choses et non pas en raison de quelque contrainte morale supérieure. C'est en ceci que Croc-Blanc est un éloge absolu de la civilisation. Et c'est dans ces régions plus qu'ailleurs que la question du vivre-ensemble se pose, vers la dernière frontière, celle où on observe presque comme dans un laboratoire la lutte que se livrent les hommes depuis la nuit des temps pour l'appropriation de la terre et la délimitation du territoire, ici favorisée par la recherche éperdue, comme démente, du précieux métal et des peaux de bête ; dans cette wilderness éternelle, intouchée et indomptée, aussi hostile que la surface lunaire. 

Il y a de l'Hugo Pratt dans ces pages, celui de Corto, il y a de l'Iñárritu, celui de The Revenant, et du Nicolas Vanier, ce grand documentariste aux errances sublimes dans le désert blanc et l'immense cœur glacé du Klondike. Parce que malgré ses rigueurs il régénère, le voyage est ici enchanté, parce qu'elle seule permet de donner tout son sens à la communauté, la solitude est ici magnifiée. En étrange pays, certes, mais un pays où l'étrangeté serait la première condition de l'appartenance.

Il n'y a pas que le Grand Nord, il y aussi les mers du Sud. Dans une nouvelle posthume de 1918, Le Dieu rouge, un naturaliste débarque sur une des îles de l'archipel des Salomon, dans ce Pacifique Sud mélanésien dont l'aspect paradisiaque est le pire des leurres. De l'intérieur dense de l'île vient un son enchanteur. Mû par l'intelligence du cœur, le scientifique s'engouffre et, en quelques pages à peine, ce sera à la fois son apothéose et sa fin.


 
 
D.R.
Parce que malgré ses rigueurs il régénère, le voyage est ici enchanté, parce qu'elle seule donne son sens à la communauté, la solitude est ici magnifiée.
 
BIBLIOGRAPHIE
Romans, récits et nouvelles de Jack London, Gallimard, deux volumes, 2016, 1478 et 1604 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166