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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Chemins qui ne mènent nulle part
Cette Zone est peut-être un lieu abandonné suivant la vieille tactique russe de céder de l’espace pour gagner du temps

Par Anthony KARAM
2013 - 02
Au même titre que les petites boîtes de Belle de Jour et de Mulholland Drive, au même titre que la Chambre Rouge et la Black Lodge de Twin Peaks, la Zone de Stalker du cinéaste soviétique Andreï Tarkovski (1979) fait partie des mystères autour desquels s’écharpent depuis plus de trente ans les cinéphiles du monde entier, qui rivalisent d’hypothèses où chacun met ce qui l’arrange. Mais que sait-on, au terme du film, de cette Zone vers laquelle le Stalker – un bienheureux vivant en dehors des lois et engendrant des mutants - mène le Professeur et l’Écrivain, ceux-là mêmes qui sont supposés montrer la voie au reste de la société ? Au moins que s'y trouve une « chambre des désirs », des vœux, où les souhaits les plus profonds sont réalisés. On y serait face à soi-même, face à la liberté absolue.

* * *

Ce film, qui pourrait être décrit en deux lignes, Geoff Dyer le résume en plus de deux cents pages. Ce faisant, le romancier et essayiste anglais crée un tout nouveau genre littéraire, où la description minutieuse et chronologique, qui dispenserait presque d’avoir vu le film, est entrecoupée de digressions monumentales. Dyer combine l’autobiographie (certains détails intimes sont hilarants, sur sa vie, sa femme, son sac Freitag, ses consommations stupéfiantes, ses fantasmes sexuels), avec l'analyse factuelle du film et sa critique, le tout mâtiné de sautes d’humeur et autres irrévérences, et d’un humour anglais qui, c'est là tout le paradoxe de la démarche, aide au final à mieux comprendre Tarkovski et ses tourments.

Le style Dyer, c’est un texte écrit presque d’un trait, dont les seules respirations seraient des notes de bas de page elles-mêmes s’étirant sur plusieurs pages, des sauts de Bo Derek à Kenzaburō Ōe, de Bruce Lee à Roland Barthes, de Mick Jagger à T.S. Eliot.

Tarkovski y est traité comme tout auteur majeur devrait l'être, c'est-à-dire sans respect inutile, encensé mais désacralisé, suivant  la leçon critique de la papesse du New Yorker, Pauline Kael (dont une biographie exhaustive, A Life in the Dark, signée Brian Kellow, vient tout juste de paraître chez Penguin) : le cinéma, la vie, l’amour, c’est la même chose ; Charade nous apprend autant sur nous-mêmes et sur le cinéma que Fanny et Alexandre, Where Eagles Dare que Andreï Roublev.

* * *

La scène centrale et transitionnelle de Stalker, qui enthousiasme le plus Dyer, est celle de l'entrée sur des rails dans la Zone, par un travelling latéral de droite à gauche, hypnotique, qui s'étire à l'infini. Il n'y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant, écrit Machado. Il faut dire que c'est là certainement une des plus belles scènes jamais filmées, tout y fonctionne à merveille - littéralement -, de la musique d'Édouard Artemiev, manifeste de minimalisme électronique et industriel avant l'heure, au passage, comme dans Oz, du noir et blanc (ou plutôt du noir et suie, teinté de dorures) à un ensemble de couleurs délavées. Cette scène fonctionne telle une sortie du Temps, une entrée dans un temps rêvé, non linéaire,  une sortie de la Caverne et une entrée dans la vraie vie.  Stalker s’étire en arrivant, réveillé du songe de la vie, tombé dans son propre insconscient.

Quand on y accède enfin, la Zone terrasse, c'est sûr. À l'instar du château de Kafka, elle est plus qu'une idée, plus qu'un mot, elle est aussi un territoire explique Daney. Elle est un paysage humide et rendu à sa propre sauvagerie, comme une Europe qui aurait été vidée de ses habitants et livrée à elle-même et à la nature à la fin de la guerre, comme un entre-deux entre l’Est et l’Ouest, un lieu abandonné, suivant la vieille tactique russe de céder de l’espace pour gagner du temps, une zone vierge, à l’écart de la prison du monde, refuge et sanctuaire, loin des images et des clichés.

Mais qui est dedans et qui est dehors? En argot de goulag, rappelle Anne Applebaum dans son ouvrage définitif sur la question (Goulag : une histoire, Grasset, 2005), l’espace au-delà des barbelés n’est pas la liberté mais la bolshaya zona, la grande zone de prison. Plus grande, plus mortelle que la petite zone du camp.

Par des mouvements de cadre quasi imperceptibles, la Zone vit, elle respire dans une pulsation continue accompagnée de sons mécaniques, de trains lointains, d'animaux, de grognements. Sur Stalker, l'actrice Cate Blanchett a cette superbe formule : « Every single frame is burned into my retina. » Le magnifique Tarkovsky - Films, Stills, Polaroids & Writings paru chez Thames & Hudson (2012) confirme la cohérence esthétique du cinéaste, dont même les Polaroids plongent dans un état second, un état de rêverie douce.

* * *

Stalker est le point d’entrée de questions encore plus importantes, sur les boucles du temps, les retours au même, l'épreuve de la vie, l'espoir, la foi et la croyance. La Zone, cet espace interdit, à l’abandon, annonce Tchernobyl, sept ans avant la catastrophe. Visionnaire, poète et mystique, Tarkovski est également perçu depuis comme un prophète. Ce qui est sûr, c’est qu’il ressort de tout son cinéma des traits profondément russes, russes et orthodoxes : la force est une chose terrible, c’est la faiblesse qui est grande, c’est la foi des faibles qui, dans l’épreuve, sort victorieuse et montre la voie du salut ; d'ailleurs, chez les belles âmes du dix-neuvième siècle, cette faiblesse personnelle et politique, dans laquelle baigne tout Dostoïevski, est intrinsèquement liée à la pureté morale et intellectuelle.
De Solaris à Stalker en passant par Le Sacrifice, les sept films d'Andreï Tarkovski - il est mort à 54 ans - appellent à être vus et revus jusqu'à devenir pur oubli, aveuglement ou illumination. Ils acquièrent une existence autonome, nous regardent autant qu'on les regarde. Tout comme la fille du Stalker qui, dans le dernier plan et pour toujours depuis, nous regarde la regarder. Nous changeons au fil du temps, elle nous regarde encore, et c’est une fois encore un message d’amour lumineux qui vient clore une narration parfois opaque, ici sous la forme de sublimes vers du poète Fiodor Tiouttchev :

« Comment ne pas aimer tes yeux et leur reflet étincelant / Quand tu te lèves, malicieux,  / Et traces un cercle miroitant / Tel un éclair venu des cieux… /
Mais il est d’autres souvenirs encore plus beaux : / des yeux lassés / des baisers fous, / l’âme en délire, / et, à travers les cils baissés, / la flamme confuse du désir. » 


 
 
D.R.
Cette Zone est peut-être un lieu abandonné suivant la vieille tactique russe de céder de l’espace pour gagner du temps
 
BIBLIOGRAPHIE
Zona de Geoff Dyer, A Book About a Film About a Journey to a Room - Édition originale anglaise 2012 Pantheon Books, 240 p.
 
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