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Chroniques
Asli Erdoğan : chroniques du désespoir
La romancière Asli Erdoğan est devenue le symbole de la lutte contre l'arbitraire du pouvoir de son despotique homonyme.

Par Charif Majdalani
2017 - 02
Depuis la brusque reprise en main de la situation en Turquie à l'issu du coup d'état avorté de juillet dernier, et surtout depuis la répression qui s'est abattue sur les journalistes, les écrivains, les universitaires et les éditeurs turcs, la romancière Asli Erdoğan est devenue le symbole de la lutte contre l'arbitraire du pouvoir de son despotique homonyme. Arrêtée en août 2016, emprisonnée et finalement libérée quoique de manière provisoire, Asli Erdoğan est toujours accusée d'appartenance à une organisation terroriste pour avoir collaboré à un journal pro-kurde, Özgür Günden. Pour cela, elle risque de très lourdes peines de prison.

Romancière connue, auteur entre autres d'un dur récit sur la prison (Le Bâtiment de pierre, Actes-Sud, 2013), Asli Erdoğan a en effet tenu de manière régulière une chronique dans Özgür Günden. Dans la foulée de leur soutien à l'écrivaine, les éditions Actes Sud et sa "Collection Turque" ont récemment fait traduire et publier un choix de ces chroniques, dans un ouvrage intitulé Le Silence même n'est plus à toi.

Si cet ensemble de textes n'est pas accompagné de dates et d'indications chronologiques qui en feraient une suite d'articles de circonstances, c'est précisément parce que les chroniques d'Asli Erdoğan sont davantage que cela. Chacune d'entre elles est une réflexion générale sur l'état de la Turquie, de sa société et du rapport qu'entretiennent ce pays et ses habitants avec leur passé, leur présent et avec la violence de leur histoire. Chaque texte part néanmoins de faits précis. Au fur et à mesure de la lecture du livre, on est ainsi confronté aux guerres et aux massacres récents (à Cizre, Silvan, Roboski), aux arrestations arbitraires, aux emprisonnements, à la torture, aux assassinats et aux disparitions dans les prisons. En militante acharnée, Asli Erdoğan raconte sa participation aux manifestations, aux mouvements des mères de disparus, aux chaînes de solidarité, aux sit-in devant les prisons et dans les tribunaux. Ses chroniques dévoilent des réalités sans fard et sans concessions sur un pays gouverné avec une grande brutalité et sur une société recroquevillée sur ses archaïsmes et son nationalisme, ainsi que sur une formidable bonne conscience et un permanent déni des réalités. Sur un ton très amer et empreint d'une noirceur terrible, Erdoğan raconte tout cela comme si elle en portait en elle les stigmates, comme si chaque drame, chaque tuerie, chaque acte d'horreur commis en Turquie aujourd'hui la marquait personnellement et à jamais. 
Mais ce ne sont pas seulement les drames récents, et en particulier les exactions contre les kurdes, qui font le désespoir de la chroniqueuse, mais également tous ceux du passé, notamment les massacres des Arméniens et des Alévis, drames dont nul en Turquie ne veut reconnaître la réalité. Avec une insistance particulière, Erdoğan revient sur cette idée qui lui est chère, selon laquelle dénier à l'autre son trauma est pire même que le trauma qu'on lui fait subir. Sa virulence contre le refus de reconnaître les crimes commis s'élargit alors pour englober le déni que subissent les femmes violées, les mères qui ont vu un fils disparaître, ou encore les communautés de migrants maltraités. Et c'est avec un froid désespoir aussi que la romancière revient sans cesse sur la complaisance permanente de la justice turque pour les assassins, les tortionnaires, les fanatiques et les nationalistes.

L'incroyable empathie dont Asli Erdoğan fait preuve avec les victimes des misères et des injustices qui l'entourent va jusqu'à la dépossession de soi. Sa manière de vivre le malheur des autres dans sa propre chair finit par faire de tout ce qu'elle raconte, et comme elle dit elle-même d'ailleurs, une « partie de sa propre histoire ». Et si on la suit dans ses enquêtes de terrain, dans sa solidarité au jour le jour et dans sa rage de ne pouvoir tout faire et être partout, on vit aussi avec elle ses difficultés à écrire, ses rapports d'amour et de haine simultanées envers les mots et leur impuissance à exprimer ce qu'elle veut leur faire dire.

Pourtant, les mots, elle les manie très bien. Si bien d'ailleurs que progressivement, ses chroniques se métamorphosent en textes quasi poétiques, mais d'une poésie du désespoir, mélopées superbes et noires hantées par la recherche désespérée de lumière. Véritable « claustrologie », habités par des images baudelairiennes d'enfermement où le ciel bas et la pluie sont vécus comme des prisons ou comme les reflets d'un état d'âme pessimiste. Ces textes vous étreignent non seulement par leur côté prémonitoire, au vu de ce qui est arrivé à Asli Erdoğan, mais aussi parce qu'on s'aperçoit que tout ce que l'écrivaine décrit, et pour quoi elle a payé si cher, ne semble pas prêt de s'achever au contraire – et l'a déjà prise elle-même comme victime.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Silence même n'est plus à toi de Asli Erdoğan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes-Sud, 2017, 176 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166