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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Georgia Makhlouf
2016 - 01



Le dernier ouvrage de Maylis de Kerangal est bref, à peine soixante-quinze pages pour explorer une tragédie contemporaine, celle des migrants qui se pressent aux portes de l’Europe dans leurs embarcations de fortune, qui souvent périssent en mer, et qui parfois atteignent des rivages qu’ils espèrent accueillants, en Grèce ou en Italie, à Lampedusa par exemple. Une nuit d’octobre 2013, elle est dans sa cuisine, elle y fait des choses sans importance quand elle entend à la radio le récit d’un naufrage arrivé le matin même?: un bateau venu de Lybie, chargé de plus de cinq cents personnes, et qui s’est échoué à deux kilomètres de l’île de Lampedusa, faisant près de trois cents victimes. Ce flash d’information est le point de départ d’une méditation très personnelle à partir des associations d’images, de mots et de pensées plus ou moins construites qui s’enchaînent autour de ce nom. Lampedusa, une île certes, mais aussi le nom d’un écrivain, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, auteur d’un seul roman, Le Guépard, publié à titre posthume en 1958 et devenu mythique, essentiellement par la grâce d’un film, celui qu’il inspira à Visconti et dans lequel Burt Lancaster joue le premier rôle. Il est Don Fabrizio, prince Salina, il est le Guépard de Visconti, c’est lui qui incarne la fin d’un monde, un monde ancien qui bascule, qui va mourir, celui de l’aristocratie sicilienne. Se superpose à cette première figure celle d’un autre acteur, Ned Merrill dans The Swimmer de Frank Perry, un film de 1968 qui raconte l’odyssée d’un homme qui a formulé un projet fou, vaine tentative pour se libérer d’un monde où seules comptent les apparences, et qui va nager jusqu’à l’épuisement. Deux récits de «?naufrage?» donc, pour faire écho à un drame brûlant. La chose peut surprendre, déranger même, des images de cinéma qui s’associent aux tragiques épopées de pays en guerre, de familles jetées sur les routes, d’enfants qui se noient sous les yeux de leurs parents. On sait le talent de M. de Kerangal, sa plume subtile, précise, nerveuse, sa capacité à dessiner les paysages où se meuvent les hommes, son sens du rythme qui lui permet de se mettre au diapason des sentiments, des interrogations, des dérives intérieures. Mais non, ce court texte ne nous paraît pas être «?un jalon majeur?» dans son parcours d’écrivain, quoi qu’en dise son éditeur. Écrit pour honorer une commande qui lui a été passée à l’occasion de rencontres littéraires en pays de Savoie, ce texte fait partie d’une collection, «?Paysages écrits?» qu’elle-même coédite avec les éditions Guérin, et qui a été repris par Verticales.

Alors certes, il y a cette anaphore qui donne son titre au livre À ce stade de la nuit et qui se répète en début de chaque chapitre?; elle renvoie à cette femme seule dans sa cuisine et qui désespère de trouver une quelconque lisibilité au monde qui l’entoure. Alors certes il y a cette dimension poétique et méditative sur les mondes en ruines et sur le temps qui se brise. Alors certes il y a du talent pour évoquer d’autres traversées, difficiles et glorieuses qui permirent aux hommes de l’ancien monde d’élargir leurs horizons vers des terres inconnues qu’ils nommèrent Amériques. Mais qu’il nous soit permis de ne pas trouver passionnant le récit de la séance de cinéma qui a conduit l’auteur dans une salle du quartier latin pour y revoir le chef d’œuvre de Visconti. Ni les descriptions répétées des objets qui l’entourent, dans une cuisine qui ressemble à toutes les autres.

L’inhospitalité européenne qu’elle stigmatise, la tragédie chaque jour recommencée de ces hommes et femmes qui prennent la mer au risque de leur vie, méritaient peut-être un texte plus dense et plus grave. Il n’en reste pas moins que nous attendrons avec impatience son prochain ouvrage.


 
 
D.R.
Soixante-quinze pages pour explorer une tragédie contem-poraine, celle des migrants qui se pressent aux portes de l’Europe
 
BIBLIOGRAPHIE
À ce stade de la nuit de Maylis de Kerangal, Verticales, 2015, 75 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166