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Chroniques
Herta Müller : écrire au scalpel


Par Georgia Makhlouf
2015 - 10


Herta Müller est née en 1953 dans le Banat, une région germanophone de la Roumanie qu’elle quitte en 1987 – à l’instar de nombre de ses compatriotes qui veulent fuir la dictature de Ceausescu – après avoir été poursuivie, harcelée et censurée par le régime. Elle s’installe en Allemagne, écrit en allemand une œuvre qui compte plus de vingt romans, essais et recueils poétiques, et reçoit d’innombrables prix littéraires prestigieux dont le prix Nobel de littérature en 2009. Toute son œuvre porte la marque d’une oppression qui l’a, de son propre aveu, brisée. Elle y décrit, de façon plus ou moins symbolique, la dictature, l’enfermement et l’immobilisme propres aux régimes totalitaires. Dans son univers littéraire, le prosaïque et le fantastique sont étroitement mêlés, et elle convoque des images qui semblent plus encore que l’habiter, la hanter. Ses personnages sont persécutés par la peur et souvent confrontés à leur impuissance. Sa langue est acérée, parfois sèche, comme commandée par le désir d’aller à l’essentiel. Elle évide, creuse, réduit. Elle écrit avec des ciseaux. C’est une image mais c’est aussi une technique, chez elle qui compose souvent par collage, comme certains artistes. 

Herta Müller n’est jamais retournée dans le village de son enfance, mais elle continue de fouiller ce passé-là : « Ma tête retourne au village, mais pas mes pieds », avait-elle déclaré dans un entretien. Son recueil Dépressions qui vient de paraître évoque les plaines du Banat et ses habitants en dix-neuf courts récits. C’est une région qui s’étend autour de la ville tristement célèbre de Timisoara, et que Müller dissèque comme au scalpel, de sa plume féroce. Le recueil était paru en 1982 à Bucarest dans une version censurée, avant que Müller ne réussisse à faire passer le texte en Allemagne de l’Ouest. On y trouve déjà présentes, les caractéristiques de l’œuvre à venir : observation de la petitesse humaine, juxtaposition du réel et de l’imaginaire et mouvement permanent de bascule de l’un à l’autre, matité de l’écriture qui décrit sans jugement ni affect mais n’en est que plus efficace, dimension quasi picturale des descriptions où la couleur joue un rôle central. Certains passage son saisissants, telle cette description du père : « Sur toutes les photos le père était figé au beau milieu d’un geste. Sur toutes les photos, on aurait dit qu’il ne savait plus quoi faire. Mais le père savait toujours quoi faire. C’est pourquoi toutes ces photos étaient fausses. Maintenant il fait froid dans la pièce à cause de toutes ces photos fausses, de tous ces visages faux. » Le père de Müller a, comme la plupart des hommes du village, servi dans la Waffen SS pendant la Seconde Guerre mondiale et il est impossible de ne pas y penser en lisant ces lignes.

La mort est omniprésente dans le recueil : on y rencontre un lit qui « ressemble à un caveau », une enfant qui voit « un cadavre dans chaque morceau de poulet de la soupe », des jardins qui sentent « l’humidité et l’amertume », des arbres « vides » et des femmes qui « s’habillent pour pleurer ». Dans le dernier récit, intitulé « Journée de travail », Müller décrit un monde à l’envers : on s’y sèche avec un peigne, se coiffe avec une brosse à dents, on boit le pain et mange le thé, on monte quelques étages pour se retrouver dans la rue, et l’on dit au revoir quand on arrive au bureau. Singulière mécanique d’un monde détraqué, qui a perdu le nord, où plus rien n’a vraiment de sens, où seul l’absurde tient lieu d’explication.

Les différents récits du recueil sont articulés entre eux par des références temporelles : il est samedi matin ou samedi soir, cinq heures et demie ou huit heures, le réveil sonne, ou pas. Comme pour faire référence au temps qui passe, inexorablement, ou plutôt, qui décidément, ne passe pas.


 
 
D.R.
Herta Müller décrit la dictature, l’enfermement et l’immobilisme propres aux régimes totalitaires.
 
BIBLIOGRAPHIE
Dépressions de Herta Müller,, traduit de l'allemand par Nicole Bary, Gallimard, 2015, 190 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166