FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Chroniques
Filiation


Par Ramy Zein
2015 - 03
En 2012, l’écrivain français Éric Laurrent (à ne pas confondre avec son homonyme Éric Laurent) se rend au Maroc en compagnie de son épouse d’origine iranienne Yassaman pour adopter un enfant. Un nourrisson leur est confié, Ziad, mais près de quinze mois seront nécessaires pour que les formalités administratives aboutissent et que le couple soit enfin autorisé à rentrer en France avec le petit garçon. Berceau est le récit de cette aventure humaine, un livre court mais substantiel, superbement écrit et fort instructif.

Instructif d’abord par ce qu’il révèle de la mainmise du religieux sur la société marocaine. La réislamisation des pays arabes depuis les années 80 est un phénomène bien connu, dont on sait combien il est entretenu artificiellement par les pétrodollars et les aides en tous genres. Berceau révèle un des aspects de cette désécularisation à travers une circulaire du ministère de la Justice marocain, datant de septembre 2012, qui enjoint aux tribunaux de rejeter toute demande d’adoption de personnes non marocaines, afin de garantir que l’enfant sera élevé selon les préceptes de la religion musulmane. Une décision dont l’auteur craint qu’elle ne débouche sur un « massacre des innocents », dans la mesure où les adoptants marocains sont trop rares. C’est à la faveur d’une intervention du Palais, via la princesse Lalla Zineb, que l’adoption de Ziad a pu se concrétiser finalement, ce qui en dit long sur le rapport de force entre la monarchie et les islamistes au Maroc. Entre-temps, le couple a vécu dans une situation précaire comparée à une grossesse : « À notre manière, nous redoutons une fausse couche – Yassaman la redoute d’autant plus qu’elle en a déjà fait une. »

Berceau nous introduit dans les locaux d’un orphelinat à Rabat où les enfants reçoivent la visite quotidienne de leurs parents adoptifs (« parents de second rang pour enfants de seconde main ») en attendant l’achèvement des procédures. Ce qui frappe le narrateur, c’est la tranquillité des nourrissons qui se contentent d’implorer en silence un moment d’attention, « loin des impérieux vagissements de ceux qu’entourent de constants soins ». À l’instar de Ziad, les petits orphelins semblent conscients de leur statut, ce qui les amène à faire « profil bas » pour conjurer leur destin d’enfants non désirés. Beaucoup parmi eux ne connaîtront jamais la chaleur d’une famille aimante en raison de leur handicap moteur ou mental, dont le petit Nadir qui résume par sa disgrâce et ses déficiences le sort de tous les damnés de la terre.

Le récit de Laurrent propose une réflexion sur la condition d’enfant abandonné, mais aussi, et surtout, sur le sens de la paternité. Malgré sa réticence initiale à devenir papa, ce qu’il explique en invoquant les figures tutélaires de Montaigne et Flaubert, l’auteur s’attache à son petit garçon au troisième jour de leur rencontre alors qu’il est en train de lui chanter une comptine : « soudain, il consent à me sourire. Je fonds aussitôt en larmes : en un instant, il est devenu mon fils. » Cette scène est révélatrice de la nature des liens tissés entre l’un et l’autre : avant que le père reconnaisse l’enfant, il a fallu que l’enfant reconnaisse le père. Dès lors le narrateur s’emploiera à faire « sien » le petit Ziad, il le façonnera à son image pour s’accomplir à travers lui. Ce n’est pas un hasard si le garçon est associé à tout ce qui constitue ontologiquement son père : on le voit prendre un stylo dans sa bouche, s’emparer d’un livre, écouter attentivement l’« Et incarnatus est » de la Grande messe en ut mineur de Mozart. L’avènement de l’enfant, et l’enfant lui-même, s’inscrivent dans une démarche artistique et spirituelle : Ziad est tour à tour comparé à un séraphin peint par Michel-Ange sur le plafond de la chapelle Sixtine, au divin Enfant dans la Madone d’Auvillers d’Agostino di Duccio : ailleurs dans le livre il est question de Moïse, premier enfant abandonné de la Bible.

Si le récit est centré sur Ziad, l’évolution du petit garçon et les sentiments qu’il inspire à son père, le Maroc est aussi présent à travers ses paysages (l’océan, le « ciel d’estompe » de Rabat), son patrimoine (la nécropole de Chellah, la médersa Bou Inania de Fès), sa réalité politique (les manifestations devant le Parlement, la lutte d’influence entre le roi et le gouvernement islamiste), ses problèmes sociaux (la condition de la femme, la mendicité, les enfants des rues) et ses mille paradoxes : on y voit des musulmanes strictement voilées cohabiter avec des nymphes dévêtues paradant sur un scooter, on y voit des chauffeurs de taxi qui écoutent pieusement des versets coraniques en conduisant d’une manière brutale.

Comme toujours chez Laurrent, les références littéraires et artistiques surabondent. Aux quelques noms déjà cités, l’on peut ajouter ceux de Diderot, Baudelaire, Giotto, Delacroix. L’auteur se plaît à jeter des passerelles entre des domaines que la manie catégorielle de nos contemporains s’obstine à séparer. L’écriture elle-même manifeste cette volonté de bousculer les frontières : Éric Laurrent mêle les tableaux, les portraits, les poèmes, les analyses, les méditations, les traits d’esprit, en manifestant un art consommé de l’épiphrase. Il nous donne à réfléchir, mais aussi à voir et à sentir, comme dans ces pages magnifiques où il évoque les odeurs attachées à ses vêtements qui révèlent à Ziad le monde du dehors. 

On a souvent parlé de maniérisme baroque à propos d’Éric Laurrent, et il est vrai que son écriture témoigne d’une prédilection pour les mots peu usuels (abstèmes, peccamineux, crespelés, effulgence…) et d’une propension aux références parfois précieuses, comme lorsqu’il compare son ivresse à celle de Phaéton s’envolant sur le char d’Hélios, mais on ne peut lui contester sa rigueur, sa finesse et sa sensibilité. Berceau est un très beau livre et Laurrent un écrivain d’une rare exigence qui donne tout son sens au mot si galvaudé de littérature


 
 
D.R.
« Soudain, il consent à me sourire. Je fonds aussitôt en larmes : en un instant, il est devenu mon fils. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Berceau de Éric Laurrent, Minuit, 2014, 96 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166