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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La question arménienne est indubitablement une de celles qui travaillent le plus en profondeur l’inconscient turc. Face au sentiment nationaliste ombrageux d’une grande partie de la population, la classe intellectuelle en Turquie se bat depuis plus d’une décennie pour une reconnaissance de cette question et, simultanément, pour la reconnaissance d’une société turque multiculturelle.

Par Charif Majdalani
2014 - 02
L’un des moments forts de ce combat aura été la publication, en 2004, de l’ouvrage de Fethiye Çetin, Le livre de ma grand-mère, traduit tout récemment en français par les éditions Parenthèses, à Marseille. 

Fethiye Çetin est une journaliste et une militante des droits de l’homme engagée dans le combat pour le droit des minorités en Turquie. Son livre, comme le titre l’indique, raconte la vie de sa grand-mère, Seher, et tourne autour de la révélation que cette dernière fera un jour à sa petite-fille. Personnage d’exception, forte, généreuse, Seher sert d’exemple par sa sagesse à tout son voisinage et à sa grande famille. Mais ce que tout le voisinage sait, ce que savent aussi évidemment son mari, personnage haut en couleur, aussi bien que ses enfants mais dont personne ne parle jamais, sur quoi tout le monde garde le plus obstiné des silences depuis des décennies et que finalement elle révélera elle-même à sa petite-fille, c’est que Seher ne s’appelle pas Seher et n’est ni turque ni musulmane?: elle est arménienne, elle s’appelait à l’origine Héranouche, elle était fille d’un notable de la ville de Maden et a été enlevée à ses parents lors du génocide de 1915, avant de grandir dans une famille turque et d’épouser Mahmut Çetin.

Cette révélation provoquera une profonde crise de conscience chez Fethiye Çetin et fera d’elle la militante qu’elle est devenue, celle qui luttera contre les silences d’une société fortement renfermée sur ses secrets. À la mort de sa grand-mère, elle décide de faire ce livre qui, on s’en doute, secouera la société turque à sa parution. Tout en brisant le silence sur l’histoire des enfants arméniens enlevés à leurs familles en 1915, l’ouvrage de Çetin va surtout ébranler la société et mettre un nombre incalculable de familles turques et musulmanes face à la vérité concernant la part arménienne et chrétienne de leur ascendance. 

Cela dit, ce qui fait le côté poignant et original du Livre de ma grand-mère, c’est qu’on découvre cette histoire incroyable de l’intérieur, à partir d’un vécu individuel reconstitué et renforcé par des photographies. Grâce à une très belle mise en récit de la vie dédoublée de la grand-mère, on découvre Héranouche en petite arménienne, sa vie dans le village de Maden, le départ de son père en Amérique, puis les massacres, la fuite et enfin son enlèvement ainsi que celui de son frère Khoren. Puis on la voit devenue turque, gardant un souvenir ému du gendarme qui l’aura enlevée et donc sauvée de la mort, on la voit en butte à sa belle-mère, puis mariée, épouse forte et exemplaire et enfin mère et grand-mère aimante, voyant se développer sa progéniture jusqu’à souhaiter devenir avant sa mort arrière-arrière-grand-mère, ce qu’elle deviendra. 

En revanche, ce qu’on ne pourra savoir, hélas, c’est comment Héranouche devenue Seher aura vécu durant quatre-vingts ans une existence sans cesse hantée par une autre plus ancienne, ni ce qu’elle éprouva à avoir été turque après avoir été arménienne, à cette transplantation violente d’une culture dans une autre qui lui était profondément hostile. Sur cela, la grand-mère ne s’est pas exprimée, peut-être en fut-elle incapable, et le livre ne le dit pas non plus. Mais il laisse deviner une grande blessure et une irréversible nostalgie chez la vieille femme, blessure et nostalgie néanmoins rédimées par le bonheur d’une vie de famille honorable, agrémentée d’une vaste et belle descendance, descendance qui poussa la grand-mère à ne jamais trop s’appesantir sur ses origines pour ne pas nuire à ses enfants, parce que dans la Turquie d’aujourd’hui, être fils d’Arméniens convertis est une sorte d’opprobre qu’aucune mère ne veut infliger à ses enfants. C’est là d’ailleurs que réside l’explication la plus probable du silence général des familles concernées sur cette terrible question. Et c’est une des raisons pour lesquelles Seher, après avoir renoué avec sa famille (avec son père que l’émigration en Amérique aura sauvé du massacre, sa mère rescapée de l’horreur et son frère Khoren qui réussira très tôt à s’enfuir pour retrouver ses parents), renoncera à aller lui rendre visite en Amérique, conservant avec elle un simple contact épistolaire émaillé d’envois de photos. C’est finalement Fethiye Çetin elle-même, après la mort de sa grand-mère, qui s’attachera à renouer le lien, à relier la famille turque avec la descendance de la famille arménienne, assumant ainsi ce double héritage. En hommage à sa grand-mère arménienne devenue turque, Fethiye Çetin sera turque et arménienne en même temps, incarnant ainsi le rêve d’une Turquie multiculturelle à quoi on se prend parfois à rêver.





 
 
D.R.
Seher ne s’appelle pas Seher et n’est ni turque ni musulmane : elle est arménienne
 
BIBLIOGRAPHIE
Le livre de ma grand-mère de Fethiye Çetin, traduit du turc par Marguerite Demird, éditions Parenthèses, 2013, 125 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166