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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La révolution m’a appris à aimer mes amis davantage


Par Khaled KHALIFÉ - romancier
2013 - 04
Damas

Avant la révolution, la vie culturelle syrienne était remplie d’hypocrisie et d’ambition de se voir adulé par les foules et détenteur d’un pouvoir d’annihilation de l’autre. Il suffisait d’avoir une opinion différente sur une œuvre d’art pour se trouver impliqué d’une manière ou d’une autre dans la production de cette imposture. Même si très souvent il m’est arrivé de sortir des sentiers battus de cette vie culturelle en exprimant des idées peu communes pour un écrivain bien vu et privilégié dans les milieux de la mafia culturelle. Ainsi ma rébellion impulsive m’a sauvé et éloigné de la quiétude qui tue le texte et l’ambition de pouvoir partir avec l’écriture dans des lieux épineux et jusque-là méconnus de l’écriture arabe.

Mais ce contexte culturel m’emplissait de désillusion, et je redoutais de passer ma vie à livrer des batailles ridicules et gratuites qui éloignent l’écrivain de l’écriture et l’exilent de son esprit critique.
Dernièrement et avant la révolution, cette sensation m’étouffait. Je me sentais terriblement exilé, marchant dans un champ de mines infini. J’ai commencé à confier à mes amis l’angoisse qui étreignait mon âme, car il n’était plus pensable qu’une personne passe toute sa vie sur les sables mouvants de l’hypocrisie et du mensonge social.

Mais depuis le début des révolutions arabes, tout a changé. J’ai commencé à retrouver ma santé mentale et évoquer mes rêves à voix haute. Je ne cache plus mes sentiments à l’égard de personnes que je n’aime pas. J’ai revisité les années de menssonge accumulée dans mes relations sociales et professionnelles. Je me sens transformé à la redécouverte de soi, de mes forces et faiblesses, de ma peur et mon courage, de l’amour et de la haine… Je pense à la meilleure façon d’écrire une phrase nouvelle dans mon roman, et je réfléchis aux manières de parvenir avec mes personnages à divulguer une vérité et dire des rêves enfouis et dissimulés.

L’arrivée du train des révolutions à la station de Syrie était une certitude pour moi. J’ai affronté nombre de mes amis avec la conviction de connaître mieux qu’eux les Syriens. J’avais confiance en ce peuple car ma relation avec la partie invisible de la vie syrienne a toujours été profonde. Ce que le peuple voulait en réalité, c’était que le régime change, qu’il lui rétablisse ses droits. Ce n’était ni de la peur ni de la lâcheté. J’entrais pour un rien dans des colères folles lorsque certains disaient que la révolution était impossible en Syrie et évoquaient le triomphe de l’anéantissement de la « personnalité syrienne » par le régime…

La leçon la plus importante que j’ai tirée de la révolution est de ne jamais contribuer à reproduire la dictature, de ne jamais être complice d’une quelconque imposture qui risque de faire son retour sous un autre visage. Nous avons besoin de beaucoup de temps pour être en mesure d’accepter la critique et de consacrer une culture de la critique dans la vie culturelle, sociale, littéraire et politique. Nous avons besoin de temps pour intégrer le principe de la liberté de l’individu comme une valeur en soi.

La révolution m’a appris à aimer plus que jamais mes amis, mon peuple, mon pays, et à saisir toutes les occasions pour exprimer cet amour.


 
 
« Nous avons besoin de temps pour intégrer le principe de la liberté de l’individu comme une valeur en soi. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166