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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Ahmad Beydoun : la langue arabe face aux défis du monde contemporain


Par Tarek Abi Samra
2019 - 01
Un traducteur arabe, s’il prend son métier un tant soit peu au sérieux, est souvent amené à maudire sa langue maternelle : il lui semble que cette dernière se plaît à lui dresser des embûches, à le fourvoyer dans des impasses. À beaucoup de termes relevant du monde contemporain – termes qui peuvent désigner des objets manufacturés, des technologies nouvelles, des systèmes de pensée, des idéologies, des concepts propres à certaines disciplines scientifiques, voire des pièces de lingerie –, il se trouve incapable de dénicher des équivalents arabes adéquats. Un déluge de questions le submerge alors : faudrait-il employer le terme proposé par l’une des académies de langue arabe, ou plutôt celui à usage courant dans le journalisme ? Mais ne serait-il pas préférable, pour faciliter les choses au lecteur, d’utiliser un mot dialectal ? Ou peut-être de translittérer le terme à traduire ? Ou bien tout simplement de considérer celui-ci comme intraduisible et de le rendre donc par une périphrase ? Après des tergiversations infinies, notre traducteur se contraint, honteux, à choisir la solution qui lui paraît la moins mauvaise et finit par considérer sa langue comme congénitalement inapte à être en phase avec le monde d’aujourd’hui.

Or, pour le détromper, il suffirait peut-être qu’il lise le nouvel ouvrage d’Ahmad Beydoun. Intitulé Fi sohbat al-arabia (En compagnie de l’arabe), ce livre, une sorte de suite à Kalamon (1997) et à Ma‘ani al-mabani (2006), rassemble des articles rédigés entre 2006 et 2017 qui traitent de la langue et de la culture arabes. Bien que le rapport de l’arabe littéral (la fusha) au monde contemporain ne soit pas l’unique sujet de ces textes, nous pensons qu’il représente le meilleur fil directeur pour pénétrer au cœur de la réflexion de Beydoun sur l’état actuel de notre langue.

Beydoun admet l’existence d’une véritable difficulté – voire parfois d’une impossibilité – à nommer en arabe beaucoup d’objets et de concepts ; toutefois, il en impute la responsabilité non pas à la langue elle-même, mais à ceux qui la parlent et l’écrivent. Autrement dit, il s’agit là d’une question civilisationnelle et non pas linguistique, à savoir celle de « l’origine du monde » dans lequel nous, Arabes, vivons. « Nous habitons actuellement un monde importé de A à Z », affirme Beydoun, un monde dans lequel presque tous les objets manufacturés qui nous entourent, et une grande partie des concepts que nous employons pour penser, ont été créés et baptisés ailleurs, au sein d’une civilisation à laquelle nous n’avons quasiment rien contribué. Ainsi sommes-nous amenés à traduire la plupart des aspects de notre vie dans un monde que nous recevons de l’extérieur et sur lequel notre langue a, de ce fait, peu d’emprise. 

Selon Beydoun, les choses se compliquent davantage vu que l’arabe dialectal est la langue de la vie quotidienne et que c’est lui donc, et non la fusha, qui interagit en premier lieu avec les termes étrangers, les adoptant tels quels ou les traduisant d’une manière qui contrevient aux règles de l’arabe littéral. C’est ainsi qu’un nouveau mot se répand, puis des journalistes et des romanciers commencent à l’utiliser de plus en plus fréquemment ; et lorsque des spécialistes de l’arabe proposent un terme plus adéquat, on leur fait la sourde oreille.

Toutefois, Beydoun ne dénigre point les dialectes arabes, ni ne s’alarme devant la propagation récente et massive de leur emploi dans l’écrit, ceci par le biais des courriers électroniques, des textos et surtout des réseaux sociaux. Il va même jusqu’à dire qu’avoir peur de ces phénomènes revient à avoir peur de la vie elle-même. En ce qui concerne Facebook plus particulièrement, Beydoun y voit une sorte de laboratoire de langue arabe où quelque chose de presque inédit est en train de se passer : d’une part, l’adoption de l’arabe dialectal, à une échelle jamais vue auparavant, en tant que langue écrite ; et d’autre part, l’emploi de la fusha, à une échelle beaucoup plus étroite, pour les besoins de la communication immédiate ou conversationnelle. Nul ne peut prédire les effets de cette cohabitation, sur Facebook et autres réseaux sociaux, de la fusha et des dialectes arabes ; néanmoins, Beydoun précise que cet état de choses produira nécessairement des interactions entre les différents dialectes ainsi qu’entre ceux-ci et l’arabe littéral, interactions qui ne sont pas à craindre, car il faut laisser notre langue se confronter au monde et à la vie de tous les jours, sinon elle pourrait sortir de l’histoire et risquer ainsi de devenir stérile. 

Nos quelques remarques ci-dessus sont loin d’épuiser toute la richesse de cet ouvrage qui aborde des sujets aussi divers que les relations culturelles entre l’Égypte et le Liban, la collaboration de Fairuz avec son fils Ziad Rahbani ou le style d’écriture de Ghassan Tuéni. En guise de conclusion, disons tout simplement que ce livre procurera beaucoup de joie aux amoureux de l’arabe tout en contribuant à réconcilier avec cette langue ceux qui lui portent – peut-être injustement – une sorte de rancune.


BIBLIOGRAPHIE
Fi sohbat al-arabia : Manafiz ila logha wa asalib (En compagnie de l’arabe : des voies vers une langue et des styles) d’Ahmad Beydoun, Dar al-jadid, 2019, 224 p.
 
 
D.R.
« Nous habitons actuellement un monde importé de A à Z. » Beydoun voit en FaceBook une sorte de laboratoire de langue arabe où quelque chose de presque inédit est en train de se passer.
 
2020-04 / NUMÉRO 166