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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait



Par Gérard Khatchérian
2018 - 09
En avril dernier, le conseil d’administration de la nouvelle Bibliothèque nationale a été nommé par le Conseil des ministres. Cette nomination que j’ai longtemps attendue met fin au Projet de Renaissance de la BNL que j’ai dirigé de bout en bout, soit durant 15 ans. Aujourd’hui, à l’âge de 77 ans, je suis heureux de ce pas accompli enfin par les autorités. De 2002 à 2018 j’ai présidé aux destinées de cette renaissance. En voici l’histoire résumée.

La naissance
À la fin du XIXe siècle, le vicomte Philippe de Tarrazi (1865-1956), intellectuel et érudit fortuné de Beyrouth, possède une très riche bibliothèque qu’il rêve de transformer en une Bibliothèque nationale digne de ce nom. Après des années de lutte soutenue, il arrive à ses fins en 1922 et c’est grâce à l’ambition, la générosité et l’entêtement de cet homme que naît la Bibliothèque nationale du Liban. Tarrazi sera nommé secrétaire général de l’institution et œuvrera d’arrache-pied pour son développement et son prestige. Mais lorsque le statut de la BN sera réduit à un simple service rattaché au ministère de l’Éducation nationale, sa déception sera telle qu’elle entraînera son départ en 1939.

Sa désillusion sera complète et il parlera même de «?dépression?» lorsque, plus tard, il rendra visite, dans son local du siège du Parlement, à l’institution qu’il a créée. Il consacre le chapitre 32 de ses mémoires au chaos dans lequel il l’a trouvée?: dégradation des locaux, poussière sur les livres et œuvres d’art, disparition de collections, irresponsabilité, inculture du personnel coupable finalement, écrit-il, de «?ne pas préserver l’honneur et la dignité de leur pays?».

Mais le sort de la BN sera encore plus sombre. En 1976, elle sera officiellement fermée au public après avoir été pillée. Le reste des fonds et collections sera dispersé dans diverses institutions de l’État en attendant une éventuelle reprise.

L’agonie de la BNL ne s’arrêtera pas là. En 1983, le gouvernement tente de regrouper les restes en les entassant dans des caisses en carton et les dépose au ministère de l’Éducation nationale à l’Unesco dans des conditions de stockage extrêmement nuisibles, terrasses et sous-sols où ils subiront les dommages de la guerre.

Les tentatives de reprise
En 1993, le gouvernement crée le ministère de la Culture qui devient désormais l’autorité qui gère la Bibliothèque nationale. Deux tentatives de reprise, menées successivement par les ministres Michel Eddé et Fawzi Hobeich, n’auront pas de suite.

En 1999, le ministre Mohammad Youssef Beydoun effectue, sur la suggestion de son conseiller Me Alexandre Najjar, une tentative plus sérieuse sur la base d’une étude demandée à l’Union européenne (UE) et à la Bibliothèque nationale de France (BNF). Il obtient l’assignation du local de la faculté de Droit de l’Université libanaise à Sanayeh pour y installer la BN. Mais celui-ci ne sera libéré qu’en 2011 pour être restauré. Aussi, M. Beydoun lance le chantier de réhabilitation de la Bibliothèque nationale et assure la première opération de désinfection et de désinsectisation globale de l’ensemble du fonds. Il crée aussi la Fondation libanaise pour la BN censée l’assister dans ce chantier. Celle-ci fera transporter les caisses à la zone franche du port de Beyrouth où un espace vaste et sécurisé sera leur dernière escale avant leur accueil dans les futurs locaux officiels. 

La renaissance
En novembre 2000, M. Ghassan Salamé devient ministre de la Culture et c’est là que je débute avec lui une collaboration exceptionnelle tant pour les sommets francophone et arabe que pour la BN.

Il fait préparer un projet de loi-cadre de création d’une bibliothèque nationale ayant un statut d’établissement public autonome, définissant clairement sa mission et son fonctionnement avec, à sa tête, un conseil de conservateurs. Ce texte, inspiré des ambitieux statuts de la BNF et la Grande Bibliothèque du Québec, sera approuvé par le gouvernement qui le soumettra en 2001 au Parlement pour qu’il en promulgue la loi.

En attendant, M. Salamé s’adresse à l’UE pour étudier les possibilités de financement. Il charge alors son directeur de cabinet Mme Leila Rizk, son conseiller pour la lecture publique, Mme Maud Hachem et moi-même d’élaborer et négocier un projet de renaissance d’une bibliothèque nationale patrimoniale.
Mais la démission du gouvernement en mars 2003 et le départ de Mmes Rizk et Hachem (organiquement liées au ministre) pouvant faire échouer ce projet, je prends la décision de poursuivre seul les négociations. Décision individuelle qui aurait pu paraître hasardeuse mais qui s’avèrera bien inspirée. C’est ainsi que j’ai pu sauver le projet car tout arrêt des négociations aurait signifié son arrêt définitif.

En mai 2003, le ministre Ghazi Aridi me confirme dans cette mission pour parvenir à un projet d’accord final. Ce but est atteint en juillet 2003. Je serai nommé en même temps chef du projet de réhabilitation de la Bibliothèque nationale jusqu'à la fin de son exécution. C’est là que débute une saga qui durera quinze longues années.

Une équipe d’une trentaine de bibliothécaires et artisans aura à ouvrir les 3?600 caisses, dépoussiérer et nettoyer chaque ouvrage, scanner sa page de garde pour parvenir, après 36 mois de travail, à établir, pour la première fois, un inventaire complet numérisé des fonds et collections de la BN, de cataloguer les ouvrages selon les systèmes de reconnaissance et codes appliqués internationalement et restaurer ceux qui en ont besoin. Notre équipe de restaurateurs sera d’ailleurs l’embryon de la renaissance de ce métier artisanal qui tendait à disparaître. C’est ainsi que démarre cette opération de sauvetage.

Le programme consistera aussi à former et perfectionner les compétences du personnel avec des spécialistes étrangers et à organiser plusieurs séminaires en présence d’experts et sommités internationaux?: en mai 2004, une rencontre, «?Bibliothèque nationale?: concept et politique?», définira la mission, le rôle, les obligations et la politique d’une bibliothèque patrimoniale?; en février 2005, un séminaire, «?Bibliothèque nationale?: fonctionnement et services?» établira l’organigramme, le descriptif fonctionnel, le profil des candidats et l’interaction entre les postes?; en octobre 2005, un séminaire, «?Bibliothèque nationale?: espace, architecture et construction?», rédigera un programme architectural détaillé. Chacun de ces séminaires débouchera sur la création d’une commission de rédaction et de suivi chargée d’élaborer les projets de décrets d’application futurs. 

En septembre 2006, l’accord avec l’UE ayant pris fin, il faudra arrêter le travail et remercier un personnel déjà bien formé. Fallait-il s’arrêter là?? Je faisais face au même dilemme qu’en 2003?: m’entêter à poursuivre un rêve aléatoire malgré les obstacles qui m’attendaient ou laisser tomber en sachant que le projet serait définitivement enterré.

J’avais déjà entretenu le ministre Tarek Mitri de l’indispensable prise en charge du projet par l’État libanais car il m’était impensable que soit laissée sans perspective d’avenir une bibliothèque nationale dont le noyau était constitué et que s’avèrent vains les efforts accomplis jusque-là.

Après de longs mois dans les antichambres du gouvernement et de pénibles réunions avec des conseillers souvent ignorant tout du sujet, de préparations de programmes et de budgets, le cabinet prend, sur l’insistance de M. Mitri, la décision, en juillet 2007, de réactiver le projet, rebaptisé Projet de Renaissance de la Bibliothèque nationale, mais ne m’octroie que la moitié du budget que l’UE nous allouait. Les anciens collaborateurs n’étant plus disponibles, il faudra repartir de zéro. La nouvelle équipe prendra le relais des travaux de restauration et de catalogage suspendus et se verra ajouter de nouvelles missions?: le développement des collections, la conservation préventive (numérisation), la construction d’un site Web en cinq langues. En parallèle, il faudra lancer plusieurs chantiers?: la poursuite des efforts pour faire aboutir la loi sur la BN et les décrets y relatifs, le démarrage et le suivi de la construction, la création d’un Fonds national pour le financement de la BN.

La loi sur la BN
Au Parlement depuis 2001, le projet de loi stagne durant cinq ans dans les commissions parlementaires. Sidéré par un immobilisme ahurissant, je demande en 2006 l’aide du député Serge Toursarkissian et grâce à son impulsion, le projet aboutira enfin sur le bureau du président Berri. Entre-temps, le texte aura subi de nombreuses modifications qui l’appauvrissent, réduisant la BN à presque un simple département du ministère de la Culture et diminuant les possibilités d’action de son président.
Cette loi ne sera votée qu’en octobre 2008. Aboutissement obtenu grâce aux interventions du ministre de la Culture d’alors M. Tammam Salam qui n’épargnera pour cela aucun effort.
Il fallait encore obtenir le décret d’application principal. Il ne verra le jour que huit ans plus tard grâce au travail des ministres Gaby Layoun puis Rony Arayji. Cependant, il naîtra amputé de la partie relative au dépôt légal attribué depuis 1994 aux Archives nationales contrairement à toute logique.

La restauration du siège de la nouvelle BN
Depuis le début de l’année 2005 s’impose le besoin d’estimation du coût de la restauration du bâtiment de la BN et de la construction de ses annexes. Après de nombreuses études, je parviens à une évaluation proche de la réalité dans laquelle j’inclus les frais d’un indispensable concours architectural international.

La même année, M. Fouad Sanioura obtient du Qatar un don de 25 millions de dollars en faveur de la BN. Mais il faudra attendre 2011 pour que le premier coup de pioche soit donné à ce chantier tant attendu. Entre-temps, la hausse mondiale des prix ayant faussé toutes les données, le groupe qatari ne pourra réaliser qu’un projet plus modeste. De plus, il écartera le programme architectural et refusera l’organisation du concours international.

Les travaux seront tant bien que mal terminés en septembre 2017 et le bâtiment remis au ministre de la Culture. J’y déplorerai, entre autres, l’absence de toute ébauche de robotisation, l’absence du système Compactus (précieux système de rangement, économique en espace et multiplicateur en livres) et le déracinement d’arbres centenaires qui se trouvaient dans le jardin.

Le fonds pour le financement de la BN
En juillet 2006, avant le rapport final d’activités du projet de réhabilitation, j’effectue, avec plusieurs responsables, une étude prévisionnelle sur le devenir de la BN. Avec les estimations du nombre de titres que la BN pourrait récupérer pour la période allant de 1976 à 2006, le résultat s’avère très décevant?: le total n’atteint pas 50?000 ouvrages. Ajouté aux 175?000 disponibles, ce fonds aurait à peine fait de la BNL une bibliothèque de quartier.
Constituer alors un département de développement des collections devient une nécessité et pour ce faire, la création d’un Fonds national de financement s’impose. Ce dernier devra aussi assurer une mise à niveau permanente par l’apport des nouvelles techniques nécessaires à la modernisation de la BN. Malheureusement, la plupart des ministres après 2006, le dernier notamment, ne se sont pas donné la peine d’étudier ce dossier, ignorant même sa nécessité. Un projet susceptible de remédier à cela est pourtant fin prêt.

Aujourd’hui??
J’ai cessé de diriger le Projet de Renaissance de la Bibliothèque nationale en janvier 2018 suite à un litige avec le ministre portant sur l’utilisation de certains chapitres du budget annuel de la BN pour des dépenses que je n’approuvais pas.

Aux mois de mars et avril 2018, le gouvernement annonçait la nomination d’un président directeur général et des six membres du conseil d’administration de la BN. Ce conseil, à une exception près, n’étant formé ni de bibliothécaires, ni même de gens des métiers du livre tel que le stipule la loi, on peut s’interroger sur sa capacité à comprendre les besoins de cette institution, à concevoir le plan de travail colossal qui s’impose et à prendre les initiatives pour l’exécuter conformément aux normes requises.

Tout au long de ces quinze années, pour protéger cette mission, j’ai fait rempart contre la convoitise politicienne et la dégénérescence des services publics. Pour cela j’ai maintenu une politique de discrétion totale?: faire profil bas et demeurer loin des médias qui auraient déclenché l’appétit des politiciens et leurs interventions pour placer agents, sbires et autres parasites. Ce qui aurait, de surcroît, surchargé le budget provoquant l’échec du projet et mettant fin à la collaboration avec l’UE. Aujourd’hui le champ est libre.

Quant à l’ouverture de la Bibliothèque nationale, tant que le Fonds national de financement n’est pas créé et que tous les services aux lecteurs et services de fonctionnement ne sont pas mis en place, une «?inauguration?» ne serait qu’un acte politicien, un événement de façade, nuisible de surcroît à l’existence même de cette institution pour laquelle j’ai rêvé, avec d’autres, à un avenir prestigieux.


 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166